Jeunes actifs au souk culturel de bab el had

Jeunes actifs au souk culturel de bab el had

Lorsque mon amie, Fatéma Mernissi, qui habitait le quartier Agdal à Rabat, voulait en savoir plus sur les jeunes, elle affectionnait traverser le fleuve du Bouregreg pour aller à leur rencontre à Salé, dans le marché à ciel ouvert du quartier pauvre de Hay Karima. Il m’est arrivé de l’accompagner pour voir comment elle posait simplement, subtilement, des questions d’apparence naïves aux vendeurs ambulants. Où est-ce que vous vivez ? Que vendez-vous ? Les types en uniforme vous gênent-ils ? Arrivez-vous à vous en sortir avec ça ?

 

Comparée à celle de Hay Karima, la jouteya de Bab El Had, située à proximité du centre-ville de Rabat, paraît comme un marché informel majeur et plus structuré. C’est le lieu où convergent toutes les classes sociales, des diplomates et fonctionnaires de haut rang aux vendeurs ambulants. C’est aussi le plus grand marché, après celui de Derb Ghallef à Casablanca, où circulent les biens culturels. Toutes ces raisons, ajoutées à mon habitude de m’y rendre quasiment un dimanche sur quatre, m’ont convaincu d’en faire un terrain d’observation privilégié. Je cherche depuis à relever comment s’y comportent les jeunes, qu’ils soient vendeurs ou consommateurs, mais aussi ce qui s’y passe, par-delà les transactions commerciales, eu égard aux tendances et nouveautés culturelles mondiales qui s’y échangent.

 

L’économie informelle

 

Si ce papier focalise sur le marché de Bab El Had, c’est en tant que métonymie du secteur informel dans sa globalité, qui est loin d’être homogène. Jetons un coup d’œil sur quelques chiffres globaux. Ainsi, les activités informelles évaluées par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) rapporteraient 14,3% du PIB, tout en contribuant à hauteur de 37,4% à l’emploi non agricole1. Si l’on considère le taux de chômage des jeunes diplômés qui atteint les 19%, nous en déduisons que le nombre de jeunes employés par l’informel est très élevé. S’il est impossible de calculer à l’unité près le taux, sans même y inclure les activités illégales ou criminelles (dealers, contrebandiers, etc.), cela nous renseigne sur le rôle que joue ce secteur comme amortisseur qui maintient en l’état une stabilité sociale précaire.

 

Mais alors qu’est-ce qui encourage les jeunes à investir et/ou travailler dans l’informel ? Le théoricien Fernando De Soto assure, dans le cas du Maroc, que c’est le manque de capital, et donc le faible accès aux crédits bancaires qui justifie le recours à l’informel. De son côté, l’économiste Mohamed Jellal rajoute une explication culturelle. Certains peuvent dire, argue-t-il : « J’ai un talent mais je ne fais pas confiance au modèle de management qui prévaut dans les organisations marocaines. » Cette tendance, vérifiée sur le terrain, se renforce encore plus, par la propension des patrons de l’informel à employer des membres de leur famille, pour une question de confiance, justement.

 

En plus de ces interprétations et considérant les 40 000 unités informelles créées chaque année, trois tendances se dégagent à partir des recherches antérieures menées par les équipes du Cesem, à Derb Ghallef en 20082 et Bab El Had même en 20123. La première est que l’informel n’est pas synonyme d’anormal, parce que même des entreprises et administrations dites formelles, dans les normes, pratiquent des transactions et adoptent des comportements de type informel. Du coup, ce qui différencie le formel de l’informel ne se résume pas à des considérations légales ou morales mais englobe des opportunités économiques et des contraintes sociales. La seconde leçon nous dit que l’économie informelle n’est pas à représenter en noir et blanc. C’est une zone grise où cohabitent des aspects formels (taxes communales, locations immobilières, etc.) et d’autres informels (y compris les pots-de-vin aux mokhaznis)(agents publics de sécurité). Enfin, le marché de l’informel englobe un spectre assez large d’acteurs, de revenus et de capitaux, allant d’activités de survie de ferracha (vendeurs qui squattent la voie publique) aux investisseurs qui tiennent plusieurs unités en dur.

 

La socio-économiste Rajaa Mejjati nuance quelque peu la signification de ces chiffres. Pour elle, « si 70% des personnes actives dans l’informel sont dans l’auto-emploi, cela veut dire que la majorité d’entre eux travaillent dans la rue. Ceux qui travaillent dans des magasins ou des points fixes sont une minorité. » 4

 

La jeune population active de Bab El Had

 

À Bab El Had, les jeunes vendeurs exposant leurs marchandises par terre ne sont qu’une minorité. Le coût d’accès à l’emploi et à l’entrepreneuriat, dans ce marché, est assez élevé. Et la population des vendeurs et employés est sociologiquement hétérogène. Exclusivement de sexe masculin, leur âge varie selon la nature des activités (antiquités, habillement, paraboles et autres accessoires de chaînes satellitaires, jeux vidéo, logiciels, DVD, etc.) entre 20 et 70 ans.

 

Côtés revenus, explique un des participants à notre focus group, « nous sous-estimons parfois les montants gagnés au sein de ces marchés. Même si la majorité touche à peine de quoi vivre, quelques personnes très talentueuses ou ayant une expertise assez rare peuvent recevoir des émoluments assez élevés ». Ainsi Ahmed, 29 ans, qui tient une petite boutique d’à peine 2m2 où il emploie un assistant et paie sa taxe communale et son loyer, parvient en vendant de nouveaux CD, en faisant des mixages à la demande et en animant des parties, à gagner une moyenne de 18 000 dhs par mois. La vente de films en DVD, aux côtés de logiciels et jeux vidéo piratés, constitue l’une des activités les plus florissantes du marché.

 

Loin d’être uniquement un espace commercial, Bab El Had est également un espace de vie et d’échange. Salim, 21 ans, vendeur assistant, ayant déjà accumulé cinq années d’expérience, après avoir émigré du village de Biougra (Souss), trouve que le fait d’y travailler lui a permis, par ailleurs, de rencontrer des rappeurs et des techniciens qui lui ont appris comment utiliser le logiciel Photoshop.

 

Ainsi, être au cœur d’un marché de biens culturels semble être pour ce jeune un moyen d’accélérer son intégration et développer son savoir-faire. Comme l’explique l’économiste Saad Belghazi, dans notre workshop : « Un jeune rappeur travaille dans une unité informelle à Fès, parce qu’à l’inverse d’une unité industrielle, il peut gagner plus que le SMIG et, en plus, avoir du temps pour pratiquer son activité artistique. »

 

De l’échec scolaire au marché de puce de l’innovation

 

Quand on écoute le récit de Salim, six ans après avoir quitté l’école, on est confronté, à quelques nuances près, à une trajectoire typique de tant de Marocains qui essaient de se frayer un chemin vers la dignité, à partir de positions sociales marginales.

 

« J’ai quitté l’école parce que j’ai vu que cela ne mènerait nulle part. Et puis, ma mère, divorcée et abandonnée par ma semi-fratrie, ne pouvait se permettre d’attendre longtemps. J’ai d’abord travaillé à Agadir dans l’atelier de mon grand frère, tailleur. Je travaillais jusque très tard mais il ne me payait même pas mon dû. Quand j’ai décidé de venir à Rabat, j’ai pensé élire domicile chez mon oncle et travailler dans sa boutique de tailleur également. Mais cela a été frustrant pour moi, et non concluant surtout. J’ai rebroussé chemin à Agadir mais, voyant que je sortais avec une bande de jeunes tentés par le vol, ma mère m’a sermonné et incité à repartir pour sauver ma peau. Je n’avais plus le choix. Depuis, une connaissance de la famille m’a introduit sur ce marché, et j’ai peiné pour me faire une place. C’est une jungle. Chacun a peur de perdre sa place. Aujourd’hui, je m’en sors mieux. Mais ça a été dur ».

 

Au-delà du cas de Salim, très parlant en termes de rebondissements, les chiffres sur l’échec scolaire au Maroc sont effrayants. Faut-il pour autant établir une corrélation directe entre échec scolaire et recours à l’informel pour les jeunes ? Comme l’explique Raja Mejjati : « De prime abord, cette dimension n’apparait pas comme déterminante, aux côtés de celle de l’exode rural. Mais depuis plus de six ans, avec l’élargissement de l’informel à des secteurs nouveaux, la centralité dans cette économie de jeunes issus de l’abandon scolaire en milieu urbain est devenue patente. »

 

Rationnellement, plusieurs jeunes estiment que s’auto-former dans des domaines techniques de pointe, uniquement disponibles sur le terrain de l’informel, peut valoir bien plus qu’un diplôme. Cela nous renseigne, en creux, sur l’indigence des programmes de formation existants et leur incapacité à tenir compte des mutations technologiques et sociales. Et cela montre aussi que Bab el Had peut potentiellement se transformer en « innovation land »(la terre de l’innovation), un peu comme en Inde, notait Fatéma Mernissi. Il est en tout cas clair, au vu des pratiques existantes, que Bab el Had est un lieu où de jeunes néo-travailleurs sont en connexion avec leurs pairs à Dakar, Tanger ou ailleurs, à la recherche de solutions optimales et conjoncturelles à des problèmes de piratage satellitaire ou de détournement de logiciel, qui constituent le cœur de la demande qui y afflue. Même s’il faut savoir raison garder, Raja Mejjati prévient que, sans formation, il serait trompeur de confondre « le fait d’être ingénieux et d’avoir la maîtrise de l’ingénieur » .

 

  1. Haut-Commissariat au Plan (2009). Enquête nationale sur le secteur informel.
  2. Mejjati Alami, R. et Khalil, J. (2008). Derb Ghallef, le bazar de l’informel. Economia, n°2.
  3. Peraldi, M. (2012). Ces informalités que cache l’informel. Economia.
  4. Mejjati Alami, R. (2014). Le secteur de l’informel au Maroc. Éditions. Presses Économiques du Maroc.