Genèses du cyber-activisme au Maroc

Genèses du cyber-activisme au Maroc

Si l’année 2001 est notoirement réduite à une date et un lieu, très peu savent que quelques jours plus tard, de ce côté-ci de l’Atlantique, à Barcelone, plus de 50 000 protestataires transnationaux débattaient pour «apprendre à faire la politique autrement». Les plus farouches envisageaient pour la première fois le réseau et le partage en ligne comme outils de mobilisation contre un néolibéralisme dominant, producteur d’inégalités sociales. Dans l’intervalle, les représentations médiatiques, partiales de nature, ont davantage reflété les peurs identitaires de chacun que les archaïsmes politiques et économiques qui généraient de grosses frustrations chez la plupart.

Aujourd’hui, nous réalisons, dans un Maroc aliéné par des obsessions mondialisées (un affairisme obscène, une personnification excessive de l’autorité, une lutte zélée contre le terrorisme), que les «cellules dormantes» n’étaient pas toujours là où les représentations classiques les soupçonnaient. Au contraire, elles se terraient dans mille et une localités et pointaient du nez, progressivement, ici et là, sur le terrain social et dans les nouveaux médias.

Loin d’être mortelles, comme celles réputées d’Al Qaïda, les cellules de cyber-activistes s’avèrent in fine vivifiantes, source d’un dynamisme nouveau et, pour certains, forcément angoissant. Au Maroc, la rupture n’est pas vraiment à l’ordre du jour, loin s’en faut, mais cela crée une brèche dans le mur du conformisme. Explorons ensemble les ressorts et origines, idéelles et sociétales, de cette génération connectée dont même les observateurs les plus aguerris ont sous-estimé l’exaspération politique et la ferme volonté de changement.

La délation positive et la révolution technique

Le 28 juillet 2007 peut être considéré comme la date de naissance du cyber-activisme au Maroc. Ce jour-là, un sniper, anonyme, surgi de nulle part dans le bourg perdu de Targuist, met à nu deux gendarmes en train de se faire graisser la patte sur Youtube. Au bout de trois vidéos postées, le nombre de visiteurs cumulés dépasse les 500 000. Les commentaires dans la presse et les relais à l’international donnent, pour la première fois au Maroc, à une affaire née sur le web, la dimension d’une actualité qui indigne.

«C’est devenu un réflexe chez moi, à chaque fois que je marche et perçois un acte non éthique de la part d’un agent d’autorité, je le filme et le poste illico presto», témoigne un des initiateurs du 20 février. L’acte fondateur de Targuist a favorisé un nouveau réflexe : le contournement des médias classiques pour s’insurger contre l’arbitraire né dans le quotidien des gens. Et pour cause, deux années plus tôt, trois avocats de Tétouan ont été radiés du barreau pour avoir dénoncé, dans la presse, la corruption qui gangrénait l’appareil judiciaire. Moralité : la non-protection des gorges profondes et autres citoyens vertueux, sources fiables d’information, a ouvert la voie à une génération de délateurs voyeurs, servis par un outil technique à l’effet multiplicateur.

En Egypte, le point de départ a été quelque peu similaire. Leur sniper s’appelle Khalid Saïd. Contrairement au jeune homme rusé de Targuist, il s’est fait repérer et tabasser à mort par l’agent qu’il avait pris en flagrant délit. Particularité égyptienne, son statut de martyr a eu un effet cyber-mobilisateur. En effet, la page fédératrice créée par Wael Ghonim portait le nom symbolique de «Nous sommes tous Khalid Saïd». Comme avec Bouazizi en Tunisie, le fait d’ériger une victime en symbole a donné des ailes aux révolutionnaires. Or, si le sniper de Targuist, toujours non identifié publiquement, n’a pas connu le même sort, l’indignation inspirée par son acte au Maroc n’a pas eu, non plus, les mêmes suites. Il demeure juste l’auteur mystérieux d’un acte fondateur.

Aujourd’hui, la mire des snipers est reprise comme mascotte symbolique dans les messages de cyber-activistes marocains, bien relayés par le site Mamfakinch. Conçu comme un «média citoyen» par un groupe de bloggeurs et militants marocains, d’ici et d’ailleurs, ce support électronique est en passe de se transformer en agence de presse alternative. Inspirée d’Indymedia, réseau indépendant créé en 1999 à Seattle, transformé aujourd’hui en «multinationale alternative d’information», cette nouvelle génération de sites activistes se veut être «un moyen radical, fidèle et passionné de dire la vérité».

Vous l’avez compris, sans que le lien soit organiquement ou idéologiquement établi, la logique du sniper résume une part de l’héritage 20 février : prendre des risques pour révéler des vérités douloureuses, occultées par l’Establishment, au plus grand nombre.

Contre le diktat de la pensée unique

L’autre acte, porteur de germes de cybersion, date du 13 septembre 2009. Un groupe d’internautes, dont une petite poignée se côtoyaient dans la ville, décident suite à une série de débats par Internet de créer le groupe MALI1  et appeler à un déjeuner public durant le mois de Ramadan. Motif affiché sur la page Facebook, «lutter contre la politique de la peur et pour les libertés individuelles». Ceci annonce le deuxième acte de naissance du cyber-activisme au Maroc, vu que les «jeunes téméraires» du MALI ont été les premiers à faire irruption dans le réel suite à une concertation virtuelle.

Certes, leur appel initial, anticonformiste, n’a pas mobilisé les foules mais il a été annonciateur de deux ruptures, déjà enclenchées ailleurs. La première concerne le passage d’une génération de «spectateurs passifs de la télévision» à celle «d’utilisateurs actifs de réseaux sociaux». Khaled Hroub, l’un des spécialistes des médias arabes, résume bien cette mutation : «Si Al Jazeera fait rentrer les gens chez eux pour regarder la révolte des autres, Facebook les fait sortir de chez eux pour qu’ils se révoltent eux-mêmes»2.

La deuxième rupture, plus déterminante encore, concerne la possibilité de transformer un outil de loisir3 en arme de mobilisation massive. Il est d’ailleurs édifiant de noter que le noyau des MALIens d’origine a fait partie des premiers initiateurs du groupe «Mouvement du 20 février» sur le net. Leur lien généalogique avec le mouvement ne s’arrête pas là. En plus d’en représenter le noyau libéral voire «libertaire», ils ont été les premiers, en décembre 2009, à politiser les groupes de discussion des facebookiens,

à travers le groupe contestataire «Nous sommes tous des 9%» - en riposte aux 91% favorables au bilan de dix ans de règne4 - et à rendre le dialogue avec le roi, sans intermédiaire, envisageable. Il est intéressant d’ailleurs de noter qu’un noyau de cyber-activistes, initiateurs du 20 février, ont baptisé leur premier groupe sur Facebook, en janvier 2011, «Des Marocains en dialogue avec le roi».

Ces micro-aménagements d’un contre-espace public5 montrent qu’il s’agit d’une génération décomplexée par rapport au rejet de l’autoritarisme et rétive au diktat des technocrates et experts, dont ils jugent les avis «mièvres, modérés ou neutres». Normal, selon le sociologue Carl Lazarsfeld, «les messages des «sources expertes», ceux que diffusent médias ou agents institutionnels, font moins autorité… C’est par et dans l’activité conversationnelle quotidienne que les acteurs inventent, constituent ou adaptent l’équipement symbolique nécessaire à leur accomplissement de la vie sociale».

Evidemment ceci montre qu’il y a, dans les gênes du cyber-activisme marocain, un désir profond de liberté. Comme il explique, vu sa charge subversive, le rejet violent qu’il subit au nom d’un «conformisme zélé», bien distillé dans la société.

La politique autrement

Il serait bien évidemment illusoire, au Maroc, de penser que la sève «libérale», séculaire, suffirait pour que l’activisme né sur les réseaux sociaux crée des vagues sur le terrain. Le passage à l’acte proprement dit des cyber-activistes marocains, ils le doivent, indéniablement, aux préalables tunisien et égyptien. Dans le tâtonnement suivant le 14 janvier libérateur de Carthage, le coup d’envoi cybernétique de la mobilisation marocaine a été timidement donné par un groupe baptisé «Notre heure a sonné, Marocains». Quelques jours plus tard, le 28 janvier, à peine rentré d’une manifestation pro-printemps égyptien à Rabat, l’un des jeunes cyber-activistes, Oussama El Khlifi, poste à 21h15 sur son mur Facebook le premier appel franc à dégainer : «Le 27 février, jour de la colère marocaine»6.

Au demeurant, une constellation d’activistes anonymes sur le net lancent sur Facebook toujours un forum sous forme d’injonction : «Mouvement liberté, et démocratie, maintenant». Puis, le 30 janvier, pour éviter l’effet de dispersion, Saïd Benjebli, président de l’Association des Bloggeurs Marocains (ABM), invite, en tant qu’administrateur, tout le monde à fusionner dans la page fédératrice «Mouvement du 20 février, le peuple veut le changement». Nous assistons, alors, à une opération de courtage qui, comme l’explique le sociologue Lilian Mathieu, «facilite l’usage combiné de ressources présentes dans différents sites, et crée de nouveaux acteurs collectifs potentiels».

S’agit-il, à l’arrivée, d’un mimétisme pavlovien de cyber-marocains disparates ou d’une volonté de se révolter, justifiée socialement et politiquement ? Les deux à la fois, sans doute. En jetant un coup d’œil sur le profil des premiers administrateurs des pages de mobilisation, et sur les activistes réunis en conclave, du 8 au 20 février, dans un quartier général physiquement identifié à Rabat, vous retrouvez un beau mix : de jeunes citoyens, non encartés, désabusés par la corruption du système, de jeunes activistes affiliés à des associations de gauche, des «fils» et «filles» de révolutionnaires déçus, prêts à prendre «la revanche de papa», de jeunes diplômés, qui refusent de s’identifier aux «chômeurs», de rares islamistes dont une poignée en rupture de ban avec leur structure d’origine, des militants de tous bords, qui ont affûté leurs armes à l’université, et de jeunes journalistes et professionnels des métiers de la communication, trop conscients qu’une liberté offerte puis confisquée obscurcit l’horizon du changement.

Tous incarnent, à des degrés divers, un air du temps, teinté d’individualisme et de volonté de reconstruire le lien social, symboliquement résumé par ce manifestant européen : «Je suis là, mais je n’attends rien des partis, alors je lutte des classes». Chaque individu, conscient des limites des partis et du devoir de réduire le fossé social avec les classes dominantes, s’insurge à sa manière. Cette défiance des structures d’intermédiation, dont l’inspiration provient de l’alter mondialisme et de la blogosphère, a trouvé son écho au Maroc dans deux épisodes annonciateurs du 20 février.

La première date du 25 mai 2009, quand l’ABM lance un manifeste invitant les bloggeurs marocains à recenser dans leurs productions électroniques tous les cas de fraude électorale dont ils auraient connaissance. Le but affiché : «consolider le contrôle du citoyen sur la scène politique». Le second épisode, beaucoup plus récent, est la création d’une série de pages Facebook, fort suivies, dès le mois de décembre 2010, sur le thème «partis fantoches, ras-le-bol».

Initiés par des internautes, plus tard actifs dans l’administration virtuelle du 20 février, les pages évoquent successivement «la vacuité des querelles PJD-PAM», «l’éventuelle création d’un parti de jeunes», et bien d’autres joyeusetés signifiant qu’un remue-méninges, spontané pour certains, orchestré pour d’autres, avait lieu dans la société.

Derrière ce bric-à-brac, un message subliminal : «Difficile de le dire dans les structures ayant pignon sur rue, cette mascarade politique ne peut plus durer». Dans son ADN, le cyber-activisme, au Maroc comme ailleurs, bataille pour une pratique politique autre, plus horizontale, plus participative, moins cloisonnée.

So what ?

Ces premiers constats historiques sur les cyber-activistes au Maroc permettent au moins d’avancer trois hypothèses :

1- Les généalogies possibles, sociologiques, politiques et militantes, du 20 février, sont loin d’être monolithiques, non réductibles à une idéologie organisée et formatée ou à un habitus social, associatif, scolaire ou familial. Cette diversité le renforce-t-elle ou l’affaiblit-elle ?

2- L’appropriation des modes de contestation mondialisés se fait au Maroc dans une sorte d’entre-deux institutionnel, où la sortie d’autoritarisme est envisageable mais le maintien de l’arbitraire non exclu. Ce dandinement n’est-il pas inhibiteur pour des activistes en quête de ruptures nettes ?

3- Il y a chez la plupart des initiateurs du mouvement, le sentiment diffus que les nouveaux médias peuvent aider à créer de nouveaux rapports de pouvoir ou du moins une nouvelle culture d’interaction politique. Entre ce qu’ils croient possible et ce que les rapports de force rendent possible, comment mesurer le hiatus ?

 

1 Mouvement Alternatif des Libertés Individuelles

2 Lors des Rencontres «Sous le signe d’Ibn Rochd», Rabat, Avril 2011

3 Selon la dernière étude sur les usages sociologiques d’Internet dans le monde, l’achat représente 56% et le divertissement 20% (Cairn, 2007)

4 Numéro interdit de TelQuel, août 2009

5 Notion créée par Nancy Fraser, en riposte à la conception bourgeoise de l’espace public chez Jürgen Habermas

6 Après plusieurs tractations, et afin de contrer les sceptiques et autres adeptes de la théorie du complot, rappelant que le jour annoncé coïncide avec l’anniversaire de la RASD,  la date du 20 février est retenue