Entre intégration et chômage en Espagne

Entre intégration et chômage en Espagne

Les migrations marocaines vers l’Espagne sont la résultante de deux facteurs. D’une part, ces mouvements sont les répercussions du processus d’ajustement structurel de 1984 qui a conduit à une accélération des migrations marocaines sur le plan national et international, déplacements qui ont été freinés après la fermeture des frontières européennes au milieu des années 70. D’autre part, ces déplacements de population sont liés au développement économique qu’a connu l’Espagne dès 1986, date à laquelle ce pays est devenu membre de la Communauté européenne. Le modèle espagnol avait impérieusement besoin d’une main-d’œuvre nombreuse et flexible. Il apparaît donc que ces migrations ont eu lieu vers l’Espagne en particulier au cours des années 80. Néanmoins, depuis la fin desannées 70, des communautés d’immigrés avaient déjà commencé à s’installer, essentiellement en Catalogne, considérée comme la région la plus développée et la plus proche des frontières avec la France, pays où s’était produit le premier rejet du flux migratoire.

 

ASCENSION HISTORIQUE FULGURANTE

De fait, l’Espagne et l’Italie auront été, jusqu’en 1991, les deux seules issues, les deux seules portes de la Communauté européenne restées ouvertes aux immigrés sans que leur soit exigé des visas d’entrée et ce jusqu’au 15 mai de la même année. En outre, la politique restrictive d’octroi de passeports - mesure appliquée au Maroc depuis la fermeture des frontières au milieu des années 70 - une fois libéralisée, a entraîné par voie de fait un flux migratoire qui est allé en progressant durant les années qui ont suivi : l’Espagne est alors devenue le deuxième pays de destination de la diaspora marocaine dans le monde après la France.

Rien qu’en 1985, on constate que les statistiques officielles espagnoles mentionnaient 5817 Marocains résidents. Les opportunités d’obtention d’emploi, ainsi que les possibilités de réalisation de revenus, ont fait en sorte que le nombre de résidents a augmenté rapidement. En quelques années en effet, la communauté marocaine s’est multipliée par plus de dix, comme en témoigne le processus de régularisation de 1991, promulgué par  l’instauration du visa d’entrée, qui débouche sur le chiffre de 54 105 résidents en 1992. Dès lors, l’immigration clandestine prend une dimension dramatique avec l’apparition du phénomène des «pateras», embarcations de fortune qui attirent l’attention publique par la couverture que leur consacrent les médias. Par la suite, la régularisation effectuée sous couvert de  « quotas annuels » pour le recrutement de main-d’œuvre à l’étranger, de même que les régularisations  «massives» pratiquées, tant par le Parti Populaire en 2001 et 2002 que par le Parti Socialiste en 2006, opérations d’ailleurs fort critiquées par certains gouvernements européens, élèvent le chiffre à 603 686 résidents marocains en 2007. Fin 2008, ils étaient au nombre de 681 829, soit 15,2% des 4 473 499 immigrants étrangers recensés en Espagne, devenant par là la deuxième communauté après celle des Roumains (715 750) et devançant la troisième communauté étrangère, en l’occurrence les Equatoriens, estimés alors à 387 927.

Ainsi, de longues années durant, la relation de voisinage a fait que les Marocains sont restés la première communauté en nombre d’immigrants résidant en Espagne. Cependant, à la suite des accords conclus entre le gouvernement de José María Aznar et les autorités d’Équateur et de Colombie, visant la «désafricanisation» de l’immigration à destination d’Espagne, le débarquement massif de groupes latino-américains à partir de la fin des années 90, puis l’émergence de la Roumanie, à la veille de son adhésion à l’Union européenne, ont été autant de facteurs qui allaient faire perdre à la communauté marocaine cette première position.

 

Outre l’émigration, entre 1956 et 1970, de juifs marocains originaires de villes du Nord du Maroc comme Tétouan, Tanger, Ksar El Kébir et Larache, et aussi de villes du Sud comme celles d’Essaouira et de Casablanca, (ces migrations n’étaient pas économiquement motivées et ont touché des familles entières parties s’installer à Madrid, Barcelone ou Malaga), les premiers et principaux foyers d’émigration marocaine obéissant à des raisons économiques ont été les provinces d’Al Hoceima et de Nador. Presque la moitié des premiers migrants qui se sont établis à Barcelone et Madrid est arrivée au tout début des années 70, en provenance des deux provinces précitées ; et au cours des années 80, ceux-ci représentaient le tiers des immigrés. Un peu plus tard, mais dans une moindre importance, débarque en Espagne une communauté originaire des régions de Jbala.

Progressivement, quoique les régions du Rif et de Jbala restent les composantes essentielles de l’ancien protectorat espagnol, représentant au demeurant l’essentiel des nouveaux arrivés en Espagne, la carte migratoire se diversifie et englobe de manière plus étendue d’autres régions, notamment la côte Atlantique ou la zone de Tadla, lesquelles deviennent les principales sources d’immigration illégale, tout comme le seront pour de nombreuses années les régions de Beni Mellal et  Fqih Ben Salah ; somme toute les lieux qui nourrissent le continuel courant des vagues de déplacement vers l’Espagne, à bord de petites barques, interceptées et refoulées vers leurs lieux d’origine dans la plupart des cas. Il n’en demeure toutefois pas moins vrai que, conformément aux données disponibles  auprès des consulats marocains en Espagne, les provinces de Béni Mellal et de Nador représentent à elles seules un peu plus de 10 % de la communauté marocaine résidant en Espagne, suivies respectivement de celle de Tanger (9%), de Tétouan (7%) et d’Oujda (5%),  Al Hoceima, Casablanca, Agadir et Larache les suivant de près.

Au départ, comme cela s’est déroulé dans d’autres pays européens, l’immigration en provenance du Maroc était principalement masculine et, jusqu’en 1980, 90% des immigrés étaient des hommes célibataires. Ensuite, les femmes ont progressivement apparu, souvent avec des objectifs qui leur étaient propres, pour atteindre à l’heure actuelle le tiers des Marocains résidant en Espagne.

 

RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE AVEC PRÉVALENCE DE LA CATALOGNE

Par ailleurs, la carte de répartition des Marocains en Espagne coïncide largement avec l’Espagne méditerranéenne, en particulier dans les communautés autonomes de Catalogne qui accueille 32,6% de la totalité de ces immigrés, d’Andalousie (15%), de Murcie (11%), et de Valence (9%). Madrid, pour sa part, reste une destination de prédilection avec 12% des résidents marocains.

Au fil du temps, l’établissement  de la communauté marocaine en Espagne, ainsi que le processus de regroupement familial, a entraîné l’épanouissement d’une deuxième génération. Aussi 23% des Marocains en Espagne ont-ils moins de 15 ans, pour une bonne proportion nés en Espagne même. En 2008, les données officielles stipulent que 89 718 Marocains sont nés en Espagne, ce qui représente donc 13,8% de la communauté marocaine.

 

On enregistre toutefois un retard notable en matière de décision d’installation en Espagne, comparativement à d’autres pays européens où les Marocains décident de séjourner définitivement. L’Espagne étant néanmoins un pays de passage incontournable  par lequel transitent annuellement plus d’un million de migrants marocains qui retournent à leur pays d’origine pendant les vacances estivales, la présence des Marocains en Espagne a été, durant de nombreuses années, purement anecdotique : une minorité de marchands ambulants présents dans quelques villes, dans de petits bazars où se commercialisaient des produits électroniques provenant des saisies aux frontières de Ceuta et Melilla, ainsi que des faux produits d’artisanat arabo-berbère. Seules les caravanes de voitures qui traversaient chaque été la péninsule du détroit de Gibraltar rappelaient cette réalité de l’émigration en Europe. De fait, la situation économique de l’Espagne ne permettait pas auparavant, à l’exception toutefois de la Catalogne, l’ancrage, si l’on peut dire, de migrations économiques que seule l’entrée du pays au sein de la Communauté européenne en 1986 a rendu possible. Du reste, les secteurs de l’agriculture et des services, en premier lieu le bâtiment, ont connu un besoin pressant de main-d’œuvre grâce auquel les Marocains ont pu trouver de très nombreuses opportunités de travail.

 

IMPACT DE LA RÉGULARISATION SUR L’INTÉGRATION ÉCONOMIQUE

En 2005, l’Espagne fait parler d’elle pour avoir mené à bon terme un processus de régularisation - ou de «normalisation» selon les termes des autorités- des immigrants. La situation de plus de 600 000 étrangers (dont 85 969 Marocains) est alors régularisée, ce qui soulève à l’époque de vives critiques de la part de bon nombre de gouvernements, comme celui des Pays-Bas ou de la France. Il s’agissait en réalité d’une procédure à caractère purement économique destinée à lever le voile sur le marché noir de la main-d’œuvre pour pouvoir conséquemment élever le nombre des travailleurs étrangers affiliés à la Sécurité sociale qui a atteint 9,3% des affiliés à la fin de cette année-là.

A cet égard, l’analyse des régularisations successives de la situation des étrangers en Espagne permet de suivre le développement économique et social de l’immigration marocaine en Espagne. C’est ainsi que la première régularisation de 1986, contrecoup de la première loi sur les étrangers introduite un an plus tôt, a concerné environ 8000 Marocains, dont 85% d’hommes, adultes pour 85% d’entre eux (le groupe le plus important, comprenant 43 % de personnes âgées de 31 à 40 ans et 26% dont l’âge oscille entre 21 et 30 ans), établis en  famille et concentrés pour plus de la moitié (53%) en Catalogne. Il s’agissait, comme l’a bien noté Antonio Izquierdo dans le premier Atlas de l’immigration nord-africaine paru en 1996, d’une régularisation des pionniers, dont 43% étaient salariés et 25% travaillaient à leur propre compte. Les principales professions exercées étaient pour 25% dans le secteur des services (hôtellerie), 22% dans l’agriculture, 16% dans le bâtiment et 17% dans le commerce (fixe ou ambulant).

 

La régularisation de 1991, parallèle à l’instauration du visa obligatoire, a débouché sur un contrôle rigoureux des arrivées en Espagne et affecté un groupe beaucoup plus large ; environ 56 000 demandes formulées par les Marocains et quelque 48 000 permis accordés. Il paraissait évident alors que l’Espagne était devenue une destination des migrations marocaines à la suite de la crise que connaissait le Maroc et de la demande croissante de l’emploi en Espagne. Quoique l’immigration soit demeurée essentiellement masculine (86%), l’analyse de cette opération de régularisation permit deux constatations : d’abord, les immigrés étaient beaucoup plus jeunes, puisque la catégorie la plus nombreuse était celle des 21-30 ans (c’est-à-dire près de la moitié, avec un pourcentage de 49,5%), tandis que celle des personnes âgées de 31 à  40 ans avait chuté à 35,5%. Ensuite,  la migration s’était étendue à l’Espagne entière. Dès lors, la Catalogne ne  représentait plus que 37%, car d’autres centres d’installation importants étaient apparus comme Madrid (22,5%) et Murcie (8,5%). L’agriculture était alors la principale pourvoyeuse de travail (25%), suivie du secteur du bâtiment (23%) et des travaux domestiques (11%), contribuant ainsi à l’émergence d’un secteur de travail manifestement composé de main-d’œuvre féminine,  tandis que le commerce et l’hôtellerie avaient fortement régressé.

Après cette deuxième régularisation, l’immigration étrangère est touchée de plein fouet par la crise économique qui affecte l’Espagne au début des années 90. Néanmoins, à partir de 1994, le pays connaît une période de 14 «années glorieuses» qui se conclut par un taux de croissance économique beaucoup plus élevé que celui enregistré dans les pays européens voisins, et qui produit une forte augmentation de la population active, laquelle passe de 12 millions de travailleurs cotisant à la Sécurité sociale à plus de 18 millions d’affiliés vers la fin de 2005. Comme le signalent Pablo Pumares, Arlinda García  et Asensio Angeles dans leur ouvrage Mobilité de travail et déplacement géographique de la population étrangère en Espagne (2006), la croissance du PIB, entre 1994 et 1999, est de 3,9% en moyenne, avec une baisse nette du chômage (de 22,8% à 15,2 à la fin de 1999), et l’affiliation à la Sécurité sociale de plus de deux millions de travailleurs, en majorité espagnols. Les étrangers, eux, ne représentent en matière de Sécurité sociale pas plus de 2,3% des affiliés en 1999, et un tiers d’entre eux provient des pays de l’Union européenne. Mais la donne change au cours de la période 1999-2005 durant laquelle, tout en maintenant une croissance économique de 3,5%, l’emploi atteint son apogée et le chômage est contenu à 8,4% en 2005. Les travailleurs étrangers deviennent alors les principaux participants au développement économique, devançant même les Espagnols quant au nombre de nouveaux entrants dans le système de production.

 

LES MAROCAINS, VICTIMES DE LA CRISE ET DU CHÔMAGE

Lorsque la crise mondiale survient, l’économie espagnole -trop dépendante du boom du secteur du bâtiment- en souffre profondément. Et ce sont les étrangers, de par leur position subordonnée dans le marché du travail espagnol, qui ont à supporter les conséquences de la crise. L’ensemble des ouvriers marocains en Espagne s’élevait au 31 décembre 2007 à 257 340 travailleurs, se classant les plus nombreux des étrangers, à quelque écart près des Equatoriens et des Roumains. Au total, les Marocains représentaient à l’époque 13% des travailleurs étrangers et 1,3% des affiliés à la Sécurité sociale, avec un ralentissement de croissance à la suite de la crise qui sévit. Fait notable, seuls 20,4%  étaient des femmes alors que dans d’autres communautés, telles que les Equatoriens, le taux d’activité des femmes avait atteint 51%.

 

Si l’on examine les domaines d’activité par secteur, les Marocains sont très présents dans l’agriculture, qui occupe moins de 5% de la population active totale (dont 18% d’étrangers parmi lesquels 36% de Marocains. En janvier 2009, le nombre total des Marocains affiliés à  la Sécurité sociale est tombé à 238 888, à cause de la crise. 30,8% d’entre eux travaillent dans l’agriculture, en particulier dans des régions comme l’Andalousie, où ce pourcentage s’élevait auparavant à 45%. Seuls 5,5% du total étaient autonomes dont la plupart propriétaires de commerces. En outre, la majorité des Marocains est affiliée au régime «général» de la Sécurité sociale, qui comprend  le secteur du bâtiment. Toutefois, dans les données que publient les différents secteurs économiques, les statistiques officielles de la Sécurité sociale ne prennent pas en compte la nationalité mais les groupes de pays. Dans le cas des Africains, dont 75% sont des Marocains, ils sont 32,2% du total à travailler dans le bâtiment.

Le taux de chômage a été l’un des premiers symptômes de la crise actuelle. Ainsi, en une seule année, le chômage en Espagne est passé de 9,6% au premier trimestre 2008 à 17,3% en 2009. Bien entendu, les immigrants sont les premiers à en souffrir. Les Marocains constituent en l’occurrence, la communauté la plus touchée par le chômage en 2008 avec 82 000 Marocains sans emploi.

L’autre symptôme engendré par cette crise a été le recul enregistré dans les transferts des Marocains installés en Espagne vers leur pays. Ceux-ci s’élevaient à 415 millions d’euros (environ 4,6 millions de dirhams) en 2006, soit 6% du total des fonds expédiés par les travailleurs étrangers dans leurs pays respectifs, ce qui représente 0,91% du PIB marocain. Mais, en 2008, un déclin évident a été amorcé, évalué à 2,6% au premier trimestre et à 7,6% au second.

Depuis le déclenchement de la crise, le gouvernement espagnol a entamé auprès des étrangers une campagne d’information visant à encourager leur retour dans leur pays, campagne accompagnée d’offres de compensations et d’indemnités, une incitation mal reçue par ceux qui ne sont pas disposés à renoncer aux avantages que leur a accordé leur installation dans un pays de l’Union européenne. Ils attendent, tout comme le reste de la population et la plupart des gouvernements... que la tempête passe.