Dans la peau d’un manager

Dans la peau d’un manager

Si les dirigeants ou top managers, stars modernes de l’économie, focalisent les regards et les études, les managers « ordinaires » apparaissent délaissés. Que font-ils vraiment ? À quoi servent-ils ? Les restructurations répétées ont mis à mal le statut et les carrières des middle managers. Quant aux managers de proximité, les firsts line managers, ils demeurent des « petits chefs » dans l’imagerie populaire. Dans l’entreprise, ils sont vus comme des relais indispensables mais n’ont ni prestige ni reconnaissance. Ils restent mal connus et mal compris, car si leur rôle semble simple et évident, en réalité son exercice est complexe et peu visible.

Nous avons choisi de nous intéresser à cette catégorie délaissée. Qu’est-ce qu’être un manager de proximité ? Bien entendu, c’est, avant tout, « faire marcher », « faire tourner » une activité productive assurée par une équipe d’opérateurs. Comment fait-on cela ? Facile, nous dit la vision classique du travail managérial, centrée sur la tâche : distribuer des instructions, faire appliquer les règles et les procédures, contrôler l’exécution. Mais c’est aussi : motiver, animer, communiquer, insiste une vision plus moderne. Et encore : être un leader, soutiennent les directions des Ressources Humaines, sans doute par souci de valoriser les managers de proximité en leur attribuant des vertus auparavant réservées aux grands chefs. Dans la littérature savante, les listes des rôles managériaux sont légion1. Certes, mais qu’est-ce que tout cela signifie, concrètement ? En quoi est-ce directement relié à l’enjeu majeur : « faire marcher », « faire tourner » ? C’est là le point clef, celui sur lequel nous allons nous focaliser en nous mettant dans la peau d’un manager de proximité.

Voici donc un homme que nous appellerons MP, responsable d’une boutique dans un très grand parc d’attraction, avec une équipe d’environ 65 collaborateurs2. MP a été suivi comme son ombre par l’un des auteurs, quotidiennement, pendant deux semaines. Ces observations directes ont été complétées par un entretien et de multiples conversations ouvertes. Comme attendu, au cours d’une journée, MP ne fait rien de bien spectaculaire : il travaille à son bureau, il anime des réunions d’équipe, il parcourt l’espace de ses locaux et, même souvent, il semble ne rien faire que regarder. Mais, derrière cette surface banale se révèlent tout un ensemble d’activités aussi essentielles que peu visibles.

Au bureau

Au cours de la journée, MP se trouve régulièrement à son bureau pour recevoir des personnes en entretien, traiter son courrier électronique, ou bien encore prendre connaissance des résultats d’activité de la boutique. MP laisse toujours sa porte ouverte, sauf s’il a un entretien confidentiel ou délicat avec un collaborateur. Il est fréquemment sollicité par des personnes qui frappent à sa porte ou manifestent leur présence en restant debout à l’entrée de son bureau. Rien d’étonnant à tout cela. Mais prenons par exemple la situation suivante. MP s’entretient dans son bureau avec son assistante, lorsqu’une responsable d’équipe entre discrètement dans le bureau pour récupérer certains courriers. À la place de MP, pris dans la conversation avec son assistante, on pourrait facilement ne pas porter attention à cette présence fugace. Cependant, MP remarque le passage rapide de la responsable d’équipe et l’arrête avant qu’elle ne reparte. Il lui signale qu’elle n’est pas là où elle devrait se trouver, c’est-à-dire au sein de la boutique. Il en profite également pour lui demander si elle a vu tel membre de leur équipe et si elle s’est entretenue avec lui de certains points. Cette interaction permet au manager à la fois d’alerter sa responsable d’équipe sur son comportement problématique (absence du terrain) et de s’enquérir de ses interactions avec d’autres membres de l’équipe. Si, dans ce cas, le manager a été alerté par une action incorrecte de la responsable d’équipe (être dans le bureau plutôt que sur le terrain), c’est très fréquemment que le manager s’extrait d’une activité qu’il est en train de réaliser pour profiter d’une présence non attendue. Ainsi, le manager voit des opportunités d’interaction là où d’autres personnes n’en verraient pas, et les saisit alors même qu’il a d’autres activités en cours. 

Avec l’équipe

En début de journée, les collaborateurs se rassemblent dans l’arrière-boutique et le manager, s’il est présent et disponible, commence la réunion. Ce que l’on voit de l’extérieur, ce sont des collaborateurs qui regardent le manager et semblent, pour la plupart, l’écouter attentivement. MP, quant à lui, communique des informations d’ordre opérationnel (par exemple, sur le nombre de visiteurs prévus pour la journée ou bien les offres promotionnelles du moment) qu’il illustre à l’aide de diapositives. Lorsque le manager anime le point d’équipe, que voit-il, lui ? Il voit d’autres aspects : il est notamment particulièrement attentif à la tenue des collaborateurs. En effet, ces derniers se doivent de respecter un code vestimentaire bien précis pour travailler. Lorsque les membres de son équipe sont rassemblés devant lui, MP voit les détails incorrects de leur costume : lanière manquante, chemisier trop ouvert, etc. Mais en dehors de ces détails très concrets, MP fait également attention au fait que les membres de son équipe ont bien compris les objectifs, les enjeux et les consignes du jour : il leur fait des rappels réguliers et leur montre concrètement comment faire (par exemple : comment poser les billets pour rendre la monnaie aux clients sans se tromper et éviter ainsi les écarts de caisse), il leur montre la productivité des caisses à l’aide de graphes et leur explique pourquoi celle-ci n’est pas toujours optimale, il les interroge pour s’assurer de leur compréhension et savoir s’ils ont des questions, et profite de certaines pour développer des explications. Le manager perçoit beaucoup plus d’éléments qu’on ne peut le penser lors des réunions avec son équipe. Ce ne sont pas pour lui seulement des moments de transmission d’informations, ces réunions lui permettent d’appréhender d’autres aspects auxquels il attache de l’importance et à l’égard desquels agir si besoin.

En visite

Plusieurs fois par jour, MP fait le tour de la boutique dont il a la responsabilité. C’est a priori un espace de vente bien banal. Il n’y a pas un type de produit qui semble plus important qu’un autre et les caisses se ressemblent toutes. La seule chose qui accroche vraiment le regard, c’est la pyramide de peluches se trouvant au centre. On ne peut passer à côté d’elle sans la remarquer du fait de sa taille imposante. Les clients de la boutique eux-mêmes la remarquent car, même s’ils ne montrent aucune velléité d’achats de peluches, ils sont nombreux à toucher au passage les têtes des peluches ou à caresser leurs poils. L’enfant qui regarde la pyramide de peluches voit essentiellement ses peluches préférées, celles avec lesquelles il a envie de jouer (et ne se prive d’ailleurs pas de le faire en les extirpant de leur ordonnancement méticuleux dans la pyramide). Le parent qui regarde la pyramide de peluche, quant à lui, voit peut-être plutôt en premier le prix des peluches et le compare en fonction de leur taille (il se demande d’ailleurs sûrement laquelle son enfant tentera par tous les moyens de lui faire acheter). Lorsque le manager regarde la pyramide de peluches, que voit-il, lui ? Il y voit le reflet de l’activité de sa boutique, à la fois de l’activité de vente et de l’activité des collaborateurs. En effet, plus il y a d’affluence au sein de la boutique, plus il y a de bambins jouant avec les peluches ou de parents les retournant pour contrôler leur prix, et plus la pyramide devient un tas informe et s’éloigne de son ordre initial. Les collaborateurs doivent assurer le rangement régulier de celle-ci de manière à ce qu’elle soit toujours présentable, impeccablement rangée pour les clients, car c’est la première chose qu’ils verront. La pyramide est donc un indicateur global d’activité que MP interprète d’une manière complexe pour juger conjointement de la réalisation d’objectifs commerciaux (les ventes) et de la qualité du travail effectué par ses collaborateurs. Cette mise en ordre de l’espace ne se limite pas à la pyramide, d’ailleurs : MP parvient également à repérer une peluche ayant roulé sous une gondole de présentation. Peut-être un bout de patte dépassait-il du bord de la gondole ? Ici, la sensibilité du manager est la traduction d’un enjeu bien plus vaste : ce possible petit bout de patte qui dépassait (difficilement perceptible pour un client ou un observateur extérieur) signale au manager l’efficacité de l’équipe ou que celle-ci se laisse déborder par l’activité opérationnelle.

(Apparemment) inactif

Il arrive que le manager s’arrête et regarde autour de lui. La boutique du manager a une forme ronde, il n’y a pas beaucoup de place entre les rayonnages pour se déplacer et elle est souvent très remplie de clients. Au milieu des nombreux produits aux formes et couleurs variées et dans un brouhaha fait de musique d’ambiance, de conversations, de pleurs d’enfants et d’éclats de rire, c’est un fourmillement incessant de déplacements des clients mêlés à ceux des membres de l’équipe. L’observateur extérieur a bien du mal à trouver des repères stables dans ce tourbillon incessant de sollicitations visuelles et sonores qui lui donne des vertiges. La forme circulaire de la boutique concentre les clients et les produits dans un même endroit qui tend à saturer la vue. Les membres de l’équipe révèlent qu’eux-mêmes perçoivent cela comme fatiguant. Que voit alors MP quand il s’arrête et regarde ? Pour lui, la forme circulaire de la boutique facilite au contraire l’appréhension en un coup d’œil de la majeure partie des opérations. Par exemple : y a-t-il beaucoup de clients ? Font-ils la queue aux caisses ? Y a-t-il suffisamment de caisses ouvertes ? Les caissiers sont-ils à leur place ? Là où la vue d’un client ou d’un observateur extérieur peine à lire l’espace de la boutique et ce qui s’y passe, celle du manager, orientée par une attention à la fois générale et sélective, se porte aussitôt sur les éléments saillants pour le bon déroulement de l’activité.

Un manager attentif

Les recherches sur les managers ont souligné les difficultés de leur travail : ambiguïté et incertitude3 (favorisant les difficultés de perception et d’interprétation), rythme effréné4 (et dispersion qui en résulte5), augmentation du nombre d’activités à réaliser (et donc de la charge de travail), et éloignement des équipes de travail (créant ainsi un « management empêché », par exemple du fait d’activités de reporting6). Mais elles ont peu montré ce qui en faisait la valeur pour l’entreprise, ce qui, finalement, justifie leur présence. Les exemples volontairement triviaux tirés de l’observation de notre manager de proximité montrent que son travail, simple en apparence, est avant tout marqué par une activité attentionnelle intense et polymorphe. C’est que sa préoccupation majeure, « faire marcher », « faire tourner » son unité, nécessite une forte sensibilité à des éléments reflétant l’état des opérations dont il a la responsabilité et traduisant la nature et l’orientation des membres de son équipe. Ces éléments vont bien au-delà des indicateurs prévus par les systèmes d’informations ou des moments d’évaluation. Ils sont multiples, indirects, et inscrits dans l’environnement concret. L’enjeu pour le manager de proximité, c’est, malgré les multiples sollicitations qui lui parviennent, malgré un rythme de travail effréné et le fait qu’il baigne quotidiennement dans un environnement saturé de stimuli ordinaires, de parvenir à maintenir une attention active à l’égard d’éléments qui pourraient si facilement passer inaperçus, comme ce petit bout de patte dépassant du bord de la gondole

 

 

 

Note

  1. Par exemple : Mintzberg, H. (1973). The Nature of Managerial Work. New York: Harper & Row.
  2. Comprenant certains collaborateurs désignés comme « responsables d’équipe » (membres de l’équipe avec plus de responsabilités que les autres).
  3. Jackall, R. (1988). Moral Mazes: The World of Corporate Managers. New York: Oxford University Press.
  4. Stewart, R. (1967/88). Managers and their jobs. Second edition, first edition: 1967, Houndmills, Basingstoke, Hampshire, and London: The Macmillan Press Ltd.
  5. Datchary, C. (2011). La dispersion au travail. Collection travail et activité humaine (préface de Laurent Thévenot). 1re édition. Toulouse : Octarès Éditions.

6.    Detchesssahar, M. (2011). Santé au travail. Revue Française de Gestion, vol. 5, n° 214, 89-105.