Décolonisations : acte II

Décolonisations : acte II

Auteur : Pierre Vermeren

L’essai de l’historien Pierre Vermeren situe les Printemps arabes dans le prolongement des décolonisations des années 1950 et met en cause le rôle des élites nationales et post-coloniales.

 

Indépendances confisquées par les élites nationales, néocolonialisme aux formes variées, guerre des mémoires etc., « le retour à la souveraineté nationale n’a pas coïncidé avec la démocratisation », constate Pierre Vermeren. L’historien, qui a consacré sa thèse à la formation des élites au Maroc et en Tunisie (La Découverte, 2002), dresse un tableau consternant. « Aucun pays de l’ancien empire colonial n’est développé », les indices de développement humain sont catastrophiques, le tourisme est un mirage qui peine à atteindre les 10 % du PIB et folklorise les sociétés… Mais l’objet de ce livre n’est pas d’inventorier les raisons économiques, par ailleurs bien connues, qui ont poussé aux soulèvements des Printemps arabes. « En 2011, certains analystes, y compris dans les pays arabes, ont présenté ces événements comme la deuxième décolonisation, voire comme la libération des peuples, quand la décolonisation des années 1950 aurait été celle des États », écrit-il. Le choc des décolonisations s’attache, dans une première partie, à décrire « le fiasco des décolonisations françaises ». Une bonne synthèse, très clairement présentée, qui fait le parallèle entre ce qui s’est passé après la Seconde guerre mondiale au Maghreb, en Afrique et en Asie, même si l’on sent que l’auteur est plus familier du premier, où il donne des exemples plus nombreux et plus précis. Il décrit donc la confiscation immédiate des libertés politiques par des régimes autoritaires et liberticides, souvent appuyés sur un parti unique et sur l’armée. Accusations de complot pour décapiter les oppositions, culte de la personnalité, répression des mouvements syndicaux et étudiants qui demeurent les bastions de la contestation, réduction des Parlements à un simple rôle de figuration, sans pouvoir… À ces dynamiques internes, s’ajoute un échiquier politique international dominé par la guerre froide et la volonté d’endiguer le « péril communiste » et plus tard l’islamisme. Pierre Vermeren rappelle la façon dont la France a organisé son action dans ses anciennes colonies, avec les réseaux de la Françafrique. Il cite le témoignage qu’il a recueilli d’un responsable des services de renseignements français, ancien patron du secteur A au SDECE-DGSE dans les années 1970-1980 : « la politique arabe de la France, « c’est la France qui décide, l’Arabie Saoudite qui finance, et le Maroc qui exécute » ». Autre moyen de domination : les plans d’ajustement structurels imposés par le FMI, qui ont détruit les services publics. Bref, « nulle part ailleurs que dans les discours, la France n’a semé des ferments démocratiques et une juste représentation des forces sociales et des talents. » La troisième partie du livre évoque les relations des Français aux anciennes colonies, entre mauvaise conscience et amnésie, entre illusions, mirages médiatiques et propagande, avec les lourds non-dits de la guerre d’Algérie et de l’immigration. Et tant pis pour les peuples, les morts d’Algérie, du Rwanda, ou du Congo, « guerre invisible absolue, qu’aucune technologie n’a jamais relayée, faute d’intérêt » malgré les 6 millions de morts (1994-2003) et 4 millions de déplacés.

 

Les élites en cause

 

L’apport de ce livre consiste moins dans l’analyse des racines économiques, sociales et politiques des Printemps arabes, que dans celle de ses racines culturelles. Pierre Vermeren insiste en effet sur la transformation radicale qu’a imposé le choc colonial aux sociétés colonisées, et notamment à leurs élites : un changement « qu’aucun imaginaire de romancier ne saurait concevoir ». Ce qui a généré au moment des Indépendances « un souffle révolutionnaire venu du sommet de la société ». Or, après les Indépendances, à part l’Indochine et la Syrie qui ont renoué avec leurs cultures, les élites des autres colonies françaises sont devenues francophones, l’écart se creusant avec les peuples. L’auteur souligne les facteurs d’acculturation : école, institutions de la francophonie, fréquentation des fonctionnaires et des élites gouvernementales internationales, modes de vie et lieux de villégiature, diffusion de standards de gouvernance et d’une vision néolibérale de l’économie par le biais d’écoles privées de management ou de sciences politiques… La seconde partie du livre porte sur la domination des anciens colonisés par ces élites tenantes d’un « tiers-mondisme sans scrupule ». Pierre Vermeren montre les mécanismes par lesquels les revendications politiques des populations ont été transformées en « langue de bois » et souligne le décalage entre les discours et la réalité, notamment en ce qui concerne les politiques de récupération de la terre et les politiques d’éducation. Il insiste sur la façon dont les pouvoirs indépendants ont instrumentalisés des cultures archaïques pour maintenir des sujétions interpersonnelles, raboter les fortunes des vassaux. Il souligne l’usage d’idéologies unanimistes pour faire taire les voies dissidentes, les modes de contrôle de l’opinion, la réduction des intellectuels à la servitude ou au silence contraint. À propos de l’Université marocaine, il écrit : « Hassan II a montré son peu d’estime pour cette institution en recourant à des nominations arbitraires au grade de professeur, s’affranchissant de tout académisme. Ce fait du prince a fragilisé les fondements de cette institution en la truffant de professeurs n’ayant pas publié, ou d’intellectuels changés de discipline. » Par ailleurs, ajoute-t-il : « La notabilisation peut être un piège dans une société pauvre, surtout si elle s’accompagne d’une surveillance policière et administrative constante. La sortie du territoire et les participations aux colloques à l’étranger sont réservées à une poignée d’individus sûrs ou dépolitisés, sous l’œil d’une lourde bureaucratisation. Or en Afrique, l’édition, la presse et la plupart des activités intellectuelles ne permettent pas de survivre en dehors des crédits publics, et donc du contrôle de l’État. » Rares, estime-t-il, ont été les voix à pointer ces phénomènes, comme celles de l’Algérien Ferhat Abbas (L’indépendance confisquée, Flammarion, 1984) et de la Tunisienne Hélé Béji (Nous, décolonisés, Arléa 2008).

Si cet ouvrage n’apporte pas particulièrement d’informations inédites, Pierre Vermeren offre une bonne vulgarisation sur plus d’un demi-siècle de politiques qui ont amené à l’élan révolutionnaire de 2011 et à la conscience que le monde était à reconstruire.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Le choc des décolonisations – de la guerre d’Algérie aux printemps arabes

Pierre Vermeren

Odile Jacob, Histoire, 336 p., 310 DH