Coca vs Pizza deux histoires du monde

Coca vs Pizza deux histoires du monde

L’histoire est authentique : dans ce 19ème siècle français finissant qui découvre l’hygiène et la publicité, un petit médecin corse trouve le succès avec un vin dit «thérapeutique» dans la recette duquel entre un produit nouveau, issu des feuilles de coca, une plante colombienne que l’on dit bonne pour le tonus. Fort de son succès, le docteur Mariani, c’est son nom, rêve d’aventures commerciales et exporte son produit aux USA. On connait mal la suite de l’histoire. Toujours est-il qu’un industriel d’Atlanta pique la recette du pauvre docteur, remplace le vin par du soda à l’époque de la prohibition, puis la coca par de la caféine - le jour où la coca s’avère avoir plus de défauts que de vertus. A la différence de notre docteur corse, mort dans la misère à force d’avoir essayé de défendre sa découverte, l’industriel d’Atlanta développe son produit en protégeant rigoureusement le secret de sa recette, dont il organise de façon quasiment militaire le processus de fabrication.

Une usine par pays, un technicien américain «maison» qui fournit la poudre, arrivant chaque semaine en fourgon blindé : à l’intérieur, un modèle, un seul, de bouteille et un logo, qui est aujourd’hui, un sondage l’a testé, le mot le plus connu au monde. Et beaucoup de sucre. L’industriel américain n’invente donc pas seulement un produit, il développe ainsi un modèle économique qui combine un régime de consommation, l’addiction, et un système économique néocolonial et quasiment impérial. Le monde doit être un marché captif et les consommateurs des drogués, je résume. C’est pourtant bien là un modèle de mondialisation qui a été porté tout au long du siècle industriel et dont on pensait, voici peu encore, qu’il allait coloniser le monde, les désirs, les univers d’objets. Fantasme industriel d’une planète buvant aux mêmes heures le même soda, habillée des mêmes vêtements affichant leur logo en grosses lettres, roulant dans les deux ou trois mêmes modèles de voiture et tapant sur le même clavier les accès à un même imaginaire formaté par les mêmes films et le même logiciel. D’une certaine manière, ce monde est nôtre, s’il n’y avait, fort heureusement, la pizza.

Voilà un produit, lui aussi mondialisé, planétarisé, mais selon un tout autre ordre de circulation et de diffusion. Produit à l’origine (on pense qu’elle a été inventée au 15ème siècle) exclusivement napolitain1, plat d’ouvrier urbain, rapide et facile à manger, la pizza est aussi, comme toutes les nourritures de pauvre, à la fois peu chère et nourrissante, la sauce étirée sur la pâte donnant en prime une illusion d’abondance. Elle gagne avec Garibaldi le nord de l’Italie où elle s’enrichit et s’épaissit un peu, puis, avec l’émigration massive des Italiens aux 19ème et 20ème siècles, toute la planète industrielle. Marseille est la première ville, après Naples, pour le nombre de pizzerias les plus proches de la recette originelle, presque austère tant la pâte est fine et la sauce minimale (des tomates, de la mozzarella, peu, du basilic) ; New York et Chicago, les villes où l’on trouve au contraire la plus grande fantaisie. Ajoutons un dernier point de «créolisation» : toutes les pizzerias de Milan sont tenus par des Egyptiens dont les pizzaioli sont Marocains ; c’est d’ailleurs un Marocain de Beni Mellal qui a été sacré champion du monde au dernier concours, lequel consiste à faire danser au-dessus de sa tête la plus grande pizza crue possible (c’est en effet tout le savoir-faire de la pizza que de partir d’une boule de pâte et de l’étirer le plus possible jusqu’à la transparence en la faisant tourner d’une main sur l’autre). Si la pizza marseillaise est certainement aujourd’hui la plus proche de l’origine, aucun industriel n’a «bloqué » le processus de production et Marseille, au contraire, a vu se développer un mode original de production, le camion pizza, très courant aujourd’hui dans tout le sud de la France. Marseille en compte plus de 1200, Lyon un peu moins de 400. On fabrique des pizze argentines à Buenos Aires, mexicaines (très pimentées et comme briochées) à Monterey.