Attention aux classes moyennes

Attention aux classes moyennes

Auteur : Nathalie Quintane

L’écrivaine française Nathalie Quintane brosse un bref portrait au vitriol des classes moyennes, qu’elle considère comme une menace pour la démocratie.

Les classes moyennes sont, pour Nathalie Quintane, « la classe invraisemblable ». Celle dont le mode de vie et la mentalité vous donnent immédiatement envie de changer d’atmosphère.Alors que les écarts sociaux se creusent entre pauvres et riches, la poétesse et écrivaine se penche sur la classe « du milieu ». Dans ce bref livre, au carrefour du témoignage, de l’étude chiffrée et du pamphlet au ton sarcastique et grinçant, elle s’inquiète du rôle des classes moyennes dans le maintien d’un modèle économique qui s’est avéré dangereux pour la démocratie. Pour contrer leur paupérisation, la logique de l’échange et l’ubérisation leur permettent de continuer à consommer à moindre frais. « Les classes moyennes étaient en train de mettre en place le système de compensation qui permettrait que tout change pour que rien ne change, selon la célèbre formule. »

Elles ont été l’emblème d’une société de consommation qui a triomphé dans les années 1970 et que les pays développés ont exporté dans le monde. Alors que quelques générations plus tôt, les classes moyennes se constituaient par la sortie des champs et des usines et l’entrée dans les bureaux du secteur tertiaire, elles ont bénéficié des grandes vacances et de la culture pour tous. Aujourd’hui elles sont en voie d’effondrement. La « neuroculture » et l’automatisation menacent leurs métiers.Et pourtant, elles ont bénéficié d’un sursis par rapport au prolétariat : « Les classes moyennes ont jusqu’à présent été relativement épargnées car nous avons collectivement décidé de sacrifier les ouvriers à leur sécurité », s’indigne Nathalie Quintane. Pour elle, l’érosion des classes moyennes n’implique pas une perte de démocratie, car ce qu’elles représentent est un contrat social défaillant, tant sur le plan politique qu’économique et culturel.

Un mirage de contrat social

Nathalie Quintane fait dans son titre un clin d’œil au livre quele philosophe anglais John Locke avait remis en 1697 au ministère du Commerce et des Colonies : Que faire des pauvres ?, et précise son propos : « [L’]objectif principal [de ce livre] n’étant pas d’exprimer les états d’âme de la classe moyenne mais, reprenant partiellement la méthode que John Locke appliqua aux pauvres, de parvenir à comprendre, en partant moins de ce que sont les classes moyennes que de ce qu’on se raconte qu’elles sont, en quoi elles concourent (ou non) à l’état déplorable de la société toute entière et peut-être du monde, et comment y remédier rapidement, je poursuivrai le propos en revenant sur la description essentiellement négative qu’on en fait, leur réputation détestable, calamiteuse en ce début de XXIe siècle, lamentable, navrante et pénible. » Et d’ajouter immédiatement cette précision : « Je pense appartenir à la classe moyenne, et par conséquent ce texte est, d’une certaine manière, un produit de la classe moyenne ». Plusieurs pages autobiographiques (autofictionnelles ?) suivent sur son adolescence en banlieue parisienne.

Au-delà du sarcasme, Nathalie Quintane se lance dans une exploration de l’intérieur de ce milieu ambigu : « La classe moyenne n’a pas une existence fiable », d’autant qu’elle se nie et que de 1981 à 2000, on ne parlait plus de la notion de classe. Ce serait un fourre-tout intermédiaire entre pauvres et riches. « La notion de classe moyenne sert encore d’illusion pour un peuple qui a honte de son état ou de déguisement pour certains membres des classes supérieures qui refusent de s’assumer comme tel ». Les premiers chapitres du livre s’attachent à démontrer, par l’absurde, la difficulté à définir les classes moyennes : par le calcul d’un salaire médian (mais « on n’additionne pas des carottes avec des yachts »), par les stratégies d’alliances (poétiquement évoquées par des rimes croisées ou embrassées), par les courbes(en mongolfière, en sablier ou en U).

Plus que les chiffres, ce sontles clichés qui sont les plus parlants. Les classes moyennes se définissent en effet plutôt par leur mode de vie : l’ascension sociale par l’école, malgré le démenti des faits, la possession de biens culturels, la stratégie résidentielle, les loisirs. Son emblème : l’armoire à glace, signe qu’on s’est extrait des classes populaires, véritable « droit de péage » pour accéder à un statut supérieur. D’ailleurs, remarque Nathalie Quintane, « chaque achat est encore obscurément le droit de péage qu’on verse pour se dégager d’une origine sociale toujours trop basse, quand on est de la classe moyenne. Toujours trop basse par rapport à quoi ? » Et d’évoquer les écarts de plus en plus vertigineux entre ce que gagnent certains et le temps qu’il faudrait aux autres pour gagner la même somme.

Mais s’il est un trait qui suscite la colère de Nathalie Quintane, c’est justement la pusillanimité des classes moyennes, leur manque de courage, leur suivisme apathique : « Ne pas être en reste est ce qui motive tout le monde, et dans ce domaine, les plus motivés sont les moyens ».C’est leur mode de vie qui les entrave, ce même mode de vie qui leur fait mettre « leur supposée insuffisante montée – qui n’est que leur trop réelle descente – dans le sablier de répartition des classes sur le compte de la démocratie ». Pour Nathalie Quintane, ce sont eux au contraire qui menacent de l’intérieur la démocratie en tentant de sauvegarder leur position. Du reste, l’expression de leur angoisse prend la forme d’un ressentiment aux relents vengeurs, populistes et racistes – l’écrivaine restitue la litanie édifiante des « ça suffit » et note que « Des ennemis qui s’identifient comme amis de la démocratie ils sont d’autant plus dangereux. »EtNathalie Quintane de conclure : « La fonte des classes moyennes et leur fusion avec le néoprolétariat est bien mieux qu’une chance de salut ou une punition juste : l’ouverture à une autocritique enfin consciente ». Mais que faire des classes moyennes ? Elle laisse la question ouverte…

 

Par Kenza Sefrioui

 

Que faire des classes moyennes ?

Nathalie Quintane

P.O.L., 112 p., 120 DH