Attentat contre le cinéma

Attentat contre le cinéma

Auteur : Jean-Louis Comolli

Le réalisateur français Jean-Louis Comolli analyse les vidéos de mise à mort qui servent à la propagande de Daech.

 

Si le cinéma est peuplé de morts qui se relèvent, filmer la mort est autre chose. Et qu’une caméra soit attachée au corps d’un tueur, là est le scandale. « J’ai essayé de comprendre cette extravagance et ce qui, en elle, porte atteinte à la beauté comme à la dignité du geste cinématographique », explique Jean-Louis Comolli avec l’espoir de « sauver le cinéma de ce qui le salit, condensable dans la formule du tout visible ». Réalisateur, écrivain, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, il nous propose une réflexion aussi passionnante que nécessaire sur l’acte de filmer.

Il commence par s’imposer la description, en termes succincts mais néanmoins glaçants, de quelques-unes des exécutions avec lesquelles Daech a épouvanté le monde. Premier constat : le professionnalisme de l’organisation, dont le studio Al-Hayat Media Center produit des films dans les règles de l’art : cadrage, enregistrement et projection. « Tous sont coiffés de génériques en images de synthèse, avec effets visuels et sonores, parfois, souvent, une musique militaire entraînante, des airs guerriers de marche… » Et dans tous les cas, une mise en scène. « Il ne s’agit pas seulement de faire voir, il s’agit de montrer, avec toute l’obscénité que porte cette insistance. L’insistance même de la plupart des films pornographiques, que ne rebutent ni les répétitions ni les très gros plans. Il ne s’agit pas seulement de voir, mais de voir en détail. » Ici, aucune place laissée au hors-champ, à cette « réserve d’espace et de temps qui pourrait être consommée, ou non ». Second constat : la capacité, jusque là inédite, de Daech à rendre visibles ses films aux quatre coins de la planète un temps record, grâce au numérique.

L’essai de Jean-Louis Comolli témoigne de son courage à avoir affronté ces films. Pour répondre à l’horreur, l’auteur prend appui sur les fondamentaux de l’art cinématographique et surtout sur son éthique. Il y a, rappelle-t-il, un lien ancien entre l’image et la mort, que le cinéma depuis un siècle tente de rendre « imaginairement réversible » : « Filmer la mort, c’est la faire passer dans le domaine des images, sous le régime des représentations, dans cette zone intermédiaire entre réel et irréel ». C’est donc résister à la toute-puissance de la mort par le principe de non-réalité, d’illusion. C’est célébrer la vie.

 

Un dispositif de cruauté

 

Mais dans ces « clips de la mort », ce qui est mis en scène, c’est une mort réelle. Les codes de représentation font référence à des éléments bien réels : la violence de Daech se pose en miroir d’autres violences, les uniformes de ses condamnés ont la même couleur orange que ceux des prisonniers de Guantanamo. Malgré le fait que le bourreau sourit – « s’il n’était pas filmé, sourirait-il ? », malgré le parallèle que relève Jean-Louis Comolli avec la société du spectacle et le syndrome de la séparation (tête coupée) pensées par le situationnisme, il n’en demeure pas moins que ces films montrent une « scène du crime » réelle. Or, tout spectateur de cinéma ayant appris à ne pas confondre réel et représenté envisage spontanément qu’il puisse s’agir d’un simulacre, que ce qu’il voit « demande à ne pas être cru », s’appuyant pour se faire un jugement et donner un sens aux images, sur « ce qu’il sait du film avant la projection ». De ce fait, il ne peut que s’interroger sur son rôle à la vue du film. « Les clips de mise à mort de Daech soulignent l’impuissance du spectateur à « empêcher imaginairement » ce qui arrive sur l’écran », à le subir « de manière de plus en plus masochiste ». Et Daech transforme cette impuissance à s’engager en indignité. Une démarche totalitaire, au sens où Hannah Arendt l’entendaient, avec abolition de la distinction entre vrai et faux. Jean-Louis Comolli relève d’ailleurs que Daech en faisant ces films pour se glorifier, franchit un pas dans l’horreur : même les nazis avaient soigneusement veillés à ce que leurs crimes ne soient pas médiatisés, voire avaient organisé la Solution finale pour que les assassins n’aient pas à voir leur victimes.

Ainsi, à la « misère esthétique » de ces films et à leur « principe pornographique », s’ajoute « leur déchéance éthique ». Leur dispositif de surenchère procède par répétition, volonté de toujours en montrer plus, tend vers le « trop plein ». Par ailleurs, « chez Daech, point de Requiem. La mort est filmée sans que ce à quoi elle pourrait ou devrait donner lieu atteigne à la dimension de l’art – laquelle est toujours un dépassement de la mort. » Et surtout, ces films veulent dénier toute liberté au spectateur, en l’empêchant non seulement d’imaginer ce qui aurait pu se passer – imagination qui peut être parfois pire que la scène elle-même –, mais aussi de refuser de croire à ce qu’il voit. Pire, en les prenant en otage moralement : « Les metteurs en scène de la torture que sont les exécuteurs de Daech savent bien qu’il faut un spectateur pour que l’horreur soit, qu’entre le bourreau et la victime il faut quelque chose d’un tiers, précisément ces êtres inconnus et du bourreau et du supplicié que sont les spectateurs, que c’est donc, seul, celui qui regarde l’action filmée, le spectateur, qui porte toute la charge de l’horreur. » Un ouvrage important à l’heure où la multiplication des écrans et l’omniprésence des images transforment et le statut de l’image et la responsabilité du spectateur.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Daech, le cinéma et la mort

Jean-Louis Comolli

Verdier, 128 p., 180 DH