Ambivalences du Salariat féminin

Ambivalences du Salariat féminin

L’état de connaissance actuel sur le salariat féminin au Maroc est fragmentaire et partiel à cause du déficit de données officielles et de la rareté des études fines et ciblées sur la question. Il sera donc très ambitieux de prétendre dresser une vue exhaustive sur la situation des femmes marocaines exerçant un travail rémunéré et encore moins sur les conditions sociales et professionnelles d’exercice de ce travail. L’entreprise est d’autant plus compliquée que les situations des femmes qui travaillent sont fortement contrastées en fonction de leurs caractéristiques individuelles (qualifiées ou non qualifiés…), de leurs situations familiales et des types d’emploi occupés.

Notre contribution vise à mettre en évidence, d’une manière très sommaire, les contours ambigus et les évolutions contrastées du salariat féminin au Maroc. Elle cherchera plus à donner un aperçu sur l’ambivalence de la condition sociale de la femme salariée dans une société en mutation. Alors que les femmes représentent aujourd’hui au Maroc le quart de la population active et que leur participation dans les sphères de production parait déterminante pour l’essor économique et social du pays, leur inscription dans l’espace salarial est marquée par des avancées et des reculs. Le statut social de la femme salariée demeure au Maroc assez problématique et controversé.

Tout se passe comme si le travail rémunéré reste au Maroc lié à un modèle culturel qui ne permet pas d’affirmer un statut social propre à la femme salariée. De multiples contrastes pèsent lourdement sur la situation des femmes marocaines exerçant un emploi : contraste entre le travail rémunéré censé être un moyen d’émancipation et d’autonomie et la famille qui continue à maintenir les rôles sexués, contraste entre l’accès massif des femmes aux certificats et aux diplômes et leur éloignement des postes de responsabilité et enfin contraste entre le principe d’égalité de genre proclamé dans les lois (Code de travail, Code de la famille...) et la persistance des inégalités de sexes dans les réalités professionnelles et sociales.

Montée de la visibilité sociale du salariat féminin

Le travail rémunéré des femmes peut être considéré comme un des faits sociaux les plus importants et les plus profonds qu’a connu le Maroc moderne. L’entrée d’une fraction des femmes marocaines au salariat remonte à la fin des années quarante lorsque le Maroc a connu un fort exode rural et l’amorce d’un mouvement irréversible d’industrialisation et de modernisation de l’appareil productif. Les enquêtes réalisées par R. Montagne pendant le protectorat attestent de la naissance du prolétariat marocain (y compris le prolétariat féminin) dans des conditions assez particulières1. En fait, l’histoire de l’intégration des couches populaires féminines

dans le salariat reste à faire pour mieux comprendre la construction sociale et historique de la catégorie sociale «des femmes salariées» en tant qu’invention moderne. La colonisation avait éjecté une partie des femmes dans le salariat pour répondre aux besoins du capitalisme naissant et des modes de production moderne. A Casablanca, le patronat a employé très tôt les femmes comme ouvrières exerçant dans des conditions assez difficiles. L’essentiel de cette main-d’œuvre féminine a été constitué par des femmes saisonnières tributaires de la demande des entreprises. Les femmes salariées étaient certes minoritaires dans les hauts lieux du travail ouvrier naissant au Maroc (Carrières Centrales à Casablanca, mines de Khouribga et Jrada…) mais leur participation à la dynamique de transformation d’une fraction des couches populaires marocaines en prolétaires ne doit pas être occultée2. Si la venue de la femme prolétarienne sur la scène économique nationale remontre à la période coloniale, le développement quantitatif de travail féminin salarié s’est opéré essentiellement après l’indépendance sous l’effet de la progression de la scolarisation féminine. Il faut rappeler que, sous le protectorat, la scolarisation féminine a été très lente et par conséquent la participation des femmes au salariat n’a pas été très massive. Après l’indépendance, l’école s’est ouverte aux masses citadines (y compris les filles) favorisant des mutations qualitatives dans l’emploi féminin : augmentation du nombre des emplois féminins, féminisation de certains groupes de professions traditionnellement masculins… L’un des effets de l’évolution qualitative du salariat féminin réside dans le fait qu’il est devenu socialement admis qu’une femme diplômée travaille. C’est ainsi qu’on a vu émerger massivement la figure sociale de «la femme cadre diplômée du supérieur»3. Cette figure inédite dans la société marocaine a joué un rôle moteur dans la visibilité sociale et professionnelle de la femme. Cette visibilité s’est accrue avec la féminisation d’un nombre croissant d’emplois notamment ceux liés à l’enseignement, à la santé et à l’administration. Sur le plan social et professionnel, la figure de «la femme cadre diplômée de l’enseignement supérieur» s’est progressivement instituée comme figure attractive dans l’imaginaire scolaire des lycéennes qui ont pris d’assaut, dans une poussée spectaculaire, l’université durant les années 70 et 804. Le processus de la massification des effectifs d’étudiants a favorisé l’émergence d’une proportion non négligeable des femmes salariées qualifiées et diplômées.

Des femmes salariées à bout de souffle

L’évolution quantitative de salariat féminin ne doit pas occulter les déséquilibres qualitatifs qui rendent la situation des femmes dans le salariat assez fragile à cause de plusieurs facteurs : le sous-emploi, la précarité du statut professionnel, la persistance des discriminations sous plusieurs formes (salariale, de traitement, de promotion…). Les statistiques officielles sur l’emploi et le chômage mettent au grand jour la vulnérabilité des femmes face à l’accès au salariat. Le chômage touche plus les femmes, quel que soit leur niveau d’instruction. Pire encore, «plus le niveau scolaire des femmes est élevé, plus elles subissent une discrimination pour accéder à l’emploi»5.

D’autres évolutions contradictoires du salariat féminin méritent d’être soulignées au regard des statistiques disponibles: la baisse du taux d’activité féminin, le recul de la salarisation, la montée des formes d’emplois précaires. A l’exception d’une proportion de femmes salariées concentrées dans les zones urbaines, les emplois féminins sont globalement au Maroc marqués par une basse qualification et par un haut niveau de précarité. Il est donc à noter que l’inscription des femmes dans l’espace salarial se fait dans un contexte d’évolutions contradictoires de l’emploi et du marché de travail.

D’un point de vue sociologique, le salariat féminin constitue un indicateur assez significatif pour scruter la portée et les limites des changements qui touchent la société marocaine.Il ne sera pas exagéré de le considérer comme un des principaux points de cristallisation de la négociation des valeurs sociales d’hier et d’aujourd’hui dans la société marocaine. D’une manière assez caricaturale, on peut dire que toute la question ici est de savoir si le salariat féminin fonctionne comme un moyen d’émancipation et d’autonomie ou comme une simple nécessité matérielle permettant d’accroître le niveau de vie des ménages ? Le salariat féminin a-t-il impulsé de nouvelles dynamiques au niveau des rôles de sexes au sein de la famille et de la société ? Le vécu sociétal du salariat féminin relève tellement de logiques sociales complexes qu’il est sans aucun doute difficile de livrer des réponses uniques à ces questions. Cependant, les études et enquêtes réalisées à ce sujet laissent entrevoir une image de «femmes salariées à bout de souffle». Les obstacles que les femmes affrontent dans l’affirmation de leurs rôles et statuts de salariées demeurent nombreux dans un environnement social marqué par la domination masculine. La majorité des hommes (85%) estiment que le travail de la femme au sein du foyer est plus important que celui qu’elle peut exécuter à l’extérieur de la maison7. Aussi, l’articulation entre famille et travail devient souvent source de conflit, de fatigue et de stress chez les femmes salariées. De même, le regard social dépréciateur et suspicieux de la société vis-à-vis des femmes salariées vivant seules est toujours vivace. Dans le lien marital, le salaire féminin est à la fois source de tensions et objet de négociation et de recomposition des rôles conjugaux8. Les femmes salariées, au-delà de la pluralité de leur condition et statut social, se trouvent ainsi au cœur de dynamiques sociales ambivalentes. Mais leur appropriation de l’espace salarial est un mouvement irréversible qui contribue amplement à engendrer des changements progressifs, à donner un contenu nouveau au statut social de la femme et à redéfinir les rapports de genre dans une société en mutation.

 

1 Montagne R., Naissance du prolétariat marocain, Peyronnet, Paris, 1950

2 Baron A. M, La femme dans le prolétariat marocain, Masse ouvrière, n° 118, avril 1956

3 Mellakh K., «Femmes cadres diplômées dans la fonction publique au Maroc» in Femmes diplômées du Maghreb - L’accès à l’emploi et aux postes de responsabilité en question, sous la coordination de Mohamed Benguerna, les cahiers du CREAD (Centre de Recherche en Economie Appliquée pour le Développement), n° 74, 2005

4 Mellakh K., «L’expansion scolaire et universitaire au Maroc : aspects et enjeux» in Etudiants et diplômés maghrébins en devenir dans les sociétés en mutation : trajectoires d’insertion et itinéraires migratoires,  sous la direction de V. Geisser et S. Bensedrine,  éd. CNRS, Paris, 2000

5 Zerari H., Evolution des conditions de vie des femmes au Maroc. Rapport thématique pour le Cinquantenaire du Développement Humain (En ligne : http://www.rdh50.ma/fr/pdf/contributions/GT2-7.pdf)

8 Bouasria L., Négociation de rôles conjugaux au prisme du salariat féminin : le cas des ouvrières casablancaises. Thèse de Doctorat, faculté des Lettres et Sciences humaines, département de sociologie, Rabat, année universitaire 2009-2010