Pas d'ascenceur pour les nilingues

Woula, Madame ! Nous, les Marocains, on est ‘multilongues’ ! » Etudiant dans une école privée d’ingénieur, Faouzi est mortifié par ses notes catastrophiques en français et pense très sincèrement que c’est de la faute de son enseignante qui n’apprécie pas sa triglossie2 à sa juste valeur. Comme beaucoup, Faouzi est né dans une famille qui, au quotidien, ne pratique que la darija. Sur les bancs de l’école, il a découvert une première langue étrangère, l’arabe, puis a dû subir un deuxième baptême linguistique avec le français et, quelques années plus tard, la cerise sur le gâteau, l’anglais. Rien de tout cela ne serait grave, bien au contraire, s’il avait reçu un enseignement de qualité. Il serait alors dans la même situation que les Maltais, ou les Luxembourgeois, qui vivent un multilinguisme abouti et créateur d’emploi.

Loin s’en faut ! Où en est donc Faouzi en cette presque fin de scolarité ? Il pense et s’exprime dans sa langue dite «de base»3, la darija, et quand le dialectal manque de mots ou de concepts, il se débrouille avec des emprunts au français et à l’arabe, suivant la situation de communication. C’est un choix par défaut, parfois une recherche expressive. Lorsqu’il veut draguer une fille, il le fait en français, ou du moins dans un sabir où une dose suffisante de français peut montrer à l’élue qu’il se veut bilingue et moderne. Il est un peu dans la situation de celui qui accroche la clé de son antivol de mobylette à un porte-clés BMW, histoire d’«avoir l’air, et qui se trahit en enfourchant son 104 Peugeot : au Maroc, où le français -qu’on le veuille ou non- est la langue dite «de communication professionnelle formelle», Faouzi aura bien du mal à démontrer qu’il peut trouver sa place en entreprise. De quoi souffre-t-il ? Comme la plupart de ses condisciples, «formés» – ce terme est-il adéquat ?- à l’école marocaine, Faouzi souffre de bilinguisme déséquilibré et mono-culturel. Est-ce grave docteur ? Suffisamment pour lui rendre difficile l’accès au monde du travail, du moins au niveau de ce que, techniquement et dans son affect, ses études peuvent lui laisser espérer. Faouzi souffre d’inconfort linguistique constant : dans toute opération professionnelle, cognitive et intellectuelle, sa langue de base ne lui suffit pas. Il doit la compléter par une langue dite «activée» (arabe ou français) qu’il ne maîtrise que très imparfaitement. C’est justement là où sa compétence linguistique lui est la plus indispensable et doit être la plus affûtée, qu’elle lui fait le plus défaut. Aborder une fille dans la rue demande un bagage limité4. Aborder des concepts abstraits, complexes et les formuler clairement réclame des aptitudes autrement significatives. Si l’on ajoute à cela que Faouzi n’a jamais vécu de réelle imprégnation culturelle en français, il semble difficile qu’il progresse, quand on sait le lien de détermination mutuelle qui existe entre une langue et la culture qui va avec.

Bientôt, Faouzi et ses camarades seront sur le marché du travail. Ce sera l’aboutissement de sacrifices financiers familiaux importants. Ils vont arriver dans un contexte difficile où s’opèrera une sélection drastique des compétences. Comment peuvent- ils espérer une reconnaissance professionnelle à la hauteur de leur investissement et de leurs espérances? L’ascenseur social risque d’être bien vide.

Dans l’étude sur les classes moyennes, Shana Cohen en fait le constat: «les aptitudes générales des Marocains à parler en français et dans d’autres langues étrangères s’amenuisent considérablement» . Le problème est même bien plus grave: il semble difficile qu’un individu développe tout son potentiel intellectuel s’il ne maîtrise pas bien UNE langue -quelle qu’elle soit- qui lui permette de répondre de façon satisfaisante à toute situation de communication, si élaborée soit-elle. Tant que ce soubassement n’existe pas, peut-on véritablement espérer construire un multilinguisme digne de ce nom ? Alors multilingue Faouzi ? Chouiiiiiya!»

 

  1. Terme utilisé par les linguistes pour désigner des personnes parlant plusieurs langues sans en maîtrises aucune.
  2. Darijja –arabe– français.
  3. La langue dite «de base » est celle qui contrôle le discours.
  4. Un peu ce que Roman Jakobson appelle la fonction phatique du langage.

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