Quand le virtuel devient arabe

Quand le virtuel devient arabe

Aux origines généalogiques du virtuel arabe

Jusqu’à une période récente, les acteurs virtuels d’Internet dans les pays arabes ne dépassaient pas quelques centaines de personnes qui se trouvaient parmi les élites urbaines ou de celles de la diaspora. Progressivement, Internet s’est introduit dans l’économie, l’administration et les couches sociales moyennes, aidé par des politiques de développement des infrastructures de communications et des dérégulations des TIC (en particulier lors de la privatisation des sociétés publiques de communication et/ou lors de la reconnaissance juridique de la concurrence). Cette politique d’ouverture du marché se déroulait avec une autre plus sécuritaire, visant à renforcer la surveillance de la communication et la traque de l’expression des personnes et des groupes qui n’avaient pas droit à l’existence dans l’espace politique ou à la parole dans les médias traditionnels, en grande partie contrôlés par les États.

D’abord les blogs…

Si la majorité des internautes arabes faisaient un usage limité de ce nouvel outil de communication en tant que consommateurs (jeux, conversations par MSN ou VOIP, recherche de l’information), une minorité a commencé à explorer les nouvelles opportunités offertes par les grandes sociétés occidentales du web comme les forums de débats et en particulier les blogs. Les bloggeurs ont constitué le premier corps virtuel le plus dynamique sur la toile dans la région arabe. Ils étaient les premiers à franchir les limites imposées par les États à la liberté d’expression et à la diffusion de l’information et, le plus important, il s’est créé autour d’eux des commentateurs avertis. La blogosphère dans le monde arabe, précurseur des réseaux sociaux, a eu des effets sur le débat public à propos de la démocratie, des droits de l’homme, de la religion, des droits de la femme, du rôle de la jeunesse, des politiques publiques, des élections, etc. Selon une étude sur la blogosphère arabe1, il y avait en 2010 à peu près 6.000 blogueurs en langue arabe les plus connectés au Moyen-Orient. En Afrique du Nord, la blogosphère est tout aussi dynamique et influente.

Évidemment, ces bloggeurs, les plus engagés d’entre eux, ont souvent été victimes de la répression des États, soucieux de préserver l’espace public de la contestation2. Ces États ont aussi introduit de nouveaux logiciels de surveillance, filtrage et censure sur la toile, aidés dans leurs tâches par des sociétés privées étrangères. En parallèle avec la blogosphère, des médias traditionnels (journaux et télévisions satellitaires) ou électroniques ont, eux, investi le web et ont ouvert leurs articles aux commentaires des visiteurs qui sont devenus de plus en plus réguliers3.

L’impact des bloggeurs a vite fait place à une nouvelle expression, cette fois collective, dont l’apparition a été facilitée par le développement des technologies de la communication. Ce sont les applications ou plateformes comme Facebook, YouTube et Twitter qui vont bouleverser l’usage d’Internet dans le monde arabe. Ce ne sont plus seulement les citoyens qui vont s’y mettre par millions mais les administrations publiques, les entreprises privées et les hommes politiques aussi.

Comment la trilogie Facebook – Twitter - YouTube a-t-elle conquis des espaces très fermés ?

Un rapport publié récemment4 a analysé la croissance des usagers de Facebook, de Twitter et de YouTube dans la région.Pour Facebook, les chiffres du 5 avril 2011 indiquaient que le nombre total des usagers dans le monde arabe se situait à 27.711.503 alors qu’au même mois, en 2010, ce nombre était évalué à 14.791.972 usagers.  Les pays du Golf constituaient le quart des usagers avec, venant en premier, les Émirats Arabes Unis. L’Égypte, à elle seule, représentait 25 pour cent des usagers dans le monde arabe. Le rapport révélait aussi que les jeunes, entre 15 et 29 ans, formaient, à la même période, à peu près 70% des usagers dont 33.5% de femmes, comparativement aux 61% que représentaient les femmes usagers de Facebook dans le monde.

De récentes statistiques illustrent l’ascension fulgurante du nombre des usagers de Facebook dans les pays arabes. Pour la période du 9 au 15 juillet 2011, les statistiques, comme le montre le tableau suivant, révélaient5 que le nombre total des usagers Facebook était de 40.685.840, soit 12.974.337 usagers de plus que le nombre enregistré par le rapport cité plus haut, remarquable progression depuis avril 2010.

L’Égypte tient la première place avec 11.341.180 d’usagers, suivie de l’Arabie Saoudite avec 5.213.220 et en troisième position le Maroc avec 4.576.200. Pour la même période, l’Égypte, à elle seule, représente 27,88% du total des usagers de Facebook dans la région, l’Arabie Saoudite 12,86% et le Maroc 11,25%.

Mais par rapport au taux de pénétration, calculé sur le nombre total de la population du pays, les Émirats Arabes Unis viennent en tête avec un taux de 61.52%, suivis du Qatar 57.61% et en troisième position le Bahreïn avec un taux de 45.74%.

Pour Twitter, le nombre des usagers dans le monde arabe était estimé à 6.567.280 dont 1.150.292 usagers actifs. Ces derniers ont généré 22.750.000 tweets. Durant la période du 1er janvier au 30 mars 2012, le flux était estimé à 252.000 tweets par jour ou 175 tweets par minute. Selon le même rapport, les hashtags les plus populaires étaient #egypt (avec 1.4 million de mentions), #jan25 (1.2 million de mentions), #libya (990.000 mentions),#bahrain (640.000 mentions) et#protest (620.000 mentions). Les cinq pays en tête par rapport au plus grand nombre d’usagers de Twitter sont les Émirats Arabes Unis, le Qatar, l’Égypte, l’Arabie Saoudite et le Koweït.

Pour YouTube6, la situation dans la région progresse aussi rapidement ; ainsi, 167 millions de vidéos sont vues chaque jour dans la région, (numéro 2 dans le monde par usagers derrière les États- Unis !), avec 90 millions dans la seule Arabie Saoudite (le plus grand nombre de vus par usagers dans le monde). Une heure de vidéos YouTube est mise en ligne par minute. Les statistiques des mises en ligne enregistrées entre 2010 et 2011 affichent pour certains pays les pourcentages suivants : pour l’Arabie Saoudite, le nombre des mises en ligne a augmenté de 200%, et le nombre de vus de 260%. L’Égypte a augmenté de 150% pour les mises en ligne et de 330% pour les vus.

La Jordanie de 140% et 240% respectivement. Concernant la Tunisie, les mises en ligne ont augmenté de 420% et quant au Yémen, les mises en ligne ont aussi augmenté de 100% et les vus de 150%.

LinkedIn, le réseau des professionnels, a également progressé dans la région arabe.

Les dernières statistiques révèlent que le nombre de ses usagers dans le monde arabe s’élève à 4.294.484 (données de fin juin 2012), ce qui représente une pénétration moyenne globale de 2%. Le pourcentage des femmes usagers de ce réseau s’est situé, durant la même date,à 20% du nombre total ; par contre, les jeunes entre 18 et 34 ans représentent 70% des usagers7.

Quelles sont les tendances de l’usage des réseaux sociaux dans la région ?

 

Mais que représentent ces chiffres ? En d’autres termes, pourquoi les réseaux sociaux se sont-ils développés dans la région arabe bien après d’autres régions du monde ? Quels usages les populations font-elles de ces réseaux ? Quelles sont leurs motivations et les objectifs qu’elles veulent atteindre ? Il n’est pas dans notre propos de répondre à ces questions qui demandent un travail de recherche plus approfondie.

Il est évident que ces réseaux mentionnés et d’autres, qui se sont développés en Occident, ont trouvé dans le monde arabe un terrain mûr pour progresser, et une population assoiffée de communication et d’expression libérées de tout contrôle ou surveillance. Population qui a longtemps vécu sous le joug de la censure et de l’exclusion des systèmes nationaux de communication. Il est ainsi possible aujourd’hui d’identifier des tendances dans les usages des réseaux sociaux dans la région, pouvant se résumer en quelques-unes des pratiques les plus répandues.

Le besoin de communiquer avec les membres proches du groupe (famille et amis) en partageant des nouvelles, des photos et vidéos ; de socialiser dans un groupe qui partage les mêmes intérêts, ou les mêmes origines (jeu de groupe par exemple, littérature, arts, religion, diaspora, nationalité, etc.) ; de nouer des relations sentimentales, de s’informer, de se distraire, de s’éduquer, de chercher des opportunités de travail ou des partenaires économiques, de marchander, de voler des données, de détruire des systèmes, ou simplement découvrir le monde.

D’autres usagers ont des besoins beaucoup plus complexes qui ont trait au désir personnel de visibilité, de reconnaissance de leur moi et une quête d’un rôle dans les communautés virtuelles. D’autres, influents et populaires, jouent le rôle de critique de l’ordre politique ou moral dans la société, et ce sont ceux-là qui récemment ont pris le devant de la scène des réseaux sociaux.

Avant le Printemps arabe, de nombreux groupes se sont constitués en réseaux sur la toile exposant au monde, entre autres, les violations des droits de l’homme, la corruption, les conditions de la femme et les conditions sociales en général. Facebook et YouTube abondaient d’informations et d’images sur ces sujets. Leurs auteurs ont été emprisonnés et leurs sites censurés, mais la détermination de ces groupes n’a pas faibli : malgré la répression, ils ont continué à mobiliser les jeunes pour la démocratie. Le courage de faire face à la répression a finalement déclenché la révolution et certaines dictatures sont tombées. La question que tout le monde se pose actuellement est de savoir si les réseaux sociaux sont responsables des mutations politiques qui se produisent dans les pays arabes.

Trois réponses ont été fournies8.

La première est que les réseaux sociaux ont joué un rôle capital dans les révolutions arabes, car sans la technologie qui les supportait, les révolutionnaires n’auraient pu s’organiser et mobiliser les masses, ni informer le monde.

La seconde avance l’idée que les réseaux sociaux n’ont eu aucun rôle dans les révolutions, car dans d’autres pays avec une pénétration marginale d’Internet, comme le Yémen ou ayant un système de surveillance et de contrôle très rigide de la communication, comme la Libye, les masses se sont néanmoins mobilisées et ont renversé les dictateurs.

L’exemple le plus frappant est celui de l’Iran où les réseaux sociaux, nombreux et actifs, n’ont pu renverser le régime durant les protestations de masse contre le résultat des élections présidentielles du mois de juin 2009.

La troisième approche est plus nuancée et expose plusieurs facteurs : les conditions de vie intolérables pour la majorité de la population qui a exprimé le besoin du changement par des manifestations successives. La détermination d’une minorité de jeunes compétents en technologie de l’information et organisés en réseaux sociaux (Facebook) de passer à l’action. Descendre dans la rue pour distribuer des tracts ou organiser des réunions. Mobiliser d’autres gens d’influence, à travers Twitter. Encourager la presse indépendante de se joindre au rendez-vous et surtout espérer qu’Al-Jazeera, la plus puissante des télévisions arabes, soit au rendez-vous.

Filmer les manifestations et les accrochages avec la sécurité par le téléphone portable et charger le tout sur YouTube pour en informer le monde.

Le débat continue et l’histoire nous dira un jour un peu plus sur l’identité et les facteurs du changement ainsi que sur le rôle des réseaux sociaux.

Mais, la majorité est d’accord pour dire que ceux-ci ont un certain pouvoir qu’il faut exploiter. C’est pour cela que des gouvernements et le secteur privé dans la région commencent à s’y intéresser.

Les pouvoirs politiques encore en place ont été alertés par le degré d’influence des réseaux sociaux, ils ont entamé des programmes avec les jeunes à travers les réseaux pour améliorer la communication et l’échange ainsi que la collecte des doléances et propositions pour mieux cibler les services publics. Le secteur privé s’organise aussi en réseaux pour s’approcher de la clientèle, pour recevoir des propositions et pour améliorer ses produits.

Personne ne peut prévoir l’avenir des réseaux sociaux dans les pays arabes, mais une chose est sûre : rien ne pourra arrêter le développement de la technologie, ni empêchera lesgens de réclamer la liberté.

 

1. Bruce Etling, John Kelly, Robert Faris and John Palfrey (2010) « Mapping the Arabic blogosphere: politics and dissent online ».

http://nms.sagepub.com/content/12/8/1225.

2. Voir sur ce sujet : Reporters sans

frontières, in : www.rsf.org.

3. Comme par exemple Islamonline, al-Arabiyya, Al-Jazeera…

4. http://www.arabsocialmediareport.com.

5. Les chiffres varient chaque semaine. Tableau réalisé par l’auteur à partir des statistiques fournies par                   http://www. socialbakers.com/facebook-statistics.

6. I nterview de Matthew Glotzbach Managing Director of YouTube EMEA Speaking at the YouTube Hangout in Dubai. http://marketinghub.bayt.com/news/167-million-daily-youtube-viewsmena- 90-million-saudi-arabia.

7. http://www.arabsocialmediareport.com/Linkedin/chart.aspx?&PriMenuID=18&CatID=26&mnu=Cat.

8. Voir ce très intéressant article qui résume bien le débat sur la question :

http://socialcapital.wordpress.com/2011/01/26/twitter-facebook-andyoutubes-role-in-tunisia-uprising/.