Marrakech, Ryadland

Marrakech, Ryadland

Des personnes étrangères

La première question à résoudre est simple mais décisive car elle donne le ton sur l’origine et la nature des investissements, et donc les domaines de la vie sociale marrakchia en partie animée par «l’étranger». Mais qui est donc «l’étranger» à Marrakech ?

Ce sont d’abord des individus occidentaux et plus précisément par ordre de présence, des Français, Allemands, Italiens, Anglais puis Espagnols, Belges et Américains. Selon le RGPH, les résidents étrangers étaient 3 400 en 2004, peut-être sont-ils 5 000 aujourd’hui ? A peine 0,4% de la population totale et 1% dans le quartier «européen» du Gueliz. Cette communauté hétéroclite forme une myriade agissante d’individus œuvrant à la faveur d’une sorte de mondialisation «par le bas». Escher A. et Petermann S1. décrivent sept «types» d’étrangers. Ils distinguent les jet-setteurs globe-trotters, les artistes-intellectuels, les entrepreneurs culturels créatifs, les hommes d’affaires engagés, les retraités en forme, les touristes huppés et les couples interculturels. Lorsque ces personnes sont professionnellement investies dans la ville, elles sont propriétaires et/ou gérantes de maisons d’hôtes, de restaurants branchés, de boutiques select, d’espaces culturels valorisant les créations métisses… ; elles s’affairent aussi dans le secteur de l’immobilier, dans la décoration et la conception d’artisanat design, dans la fabrique d’évènements, et dans l’esthétique corporelle.

Au-delà des personnes physiques, ce sont aussi des personnes morales aux origines encore plus diverses. Oui, Marrakech est bien le lieu d’un déploiement intense de la mondialisation économique «par le haut» : s’y activent des sociétés espagnoles, françaises, indiennes, américaines ou du Golfe. Ces sociétés œuvrent majoritairement dans le secteur du tourisme, et ensuite dans l’immobilier. Certes, dans le secteur du commerce - textile, déco, épicerie fine, etc. - on rencontre depuis quelques années des franchises internationales ou étrangères, mais en fait les magasins appartiennent la plupart du temps à des entrepreneurs marocains - souvent Casaouis - qui ont su profiter de la montée en standing de la ville que le reste du Maroc qualifiait encore il y a peu de provinciale.

Concentration des capitaux mondiaux dans le secteur du tourisme à Marrakech

Si nous ne connaissons pas le nombre de sociétés concernées, le volume des investissements étrangers dans les très grands investissements, c’est-à-dire ceux qui sont évalués par la Commission des Investissements sous la houlette du Premier ministre, donne une première idée de l’ampleur des capitaux étrangers injectés dans le développement de la ville, et aussi de la macrocéphalie du pays en matière d’investissement touristique au profit de Marrakech. Ce sont les seules données que nous possédons qui flèchent l’origine des investisseurs. En 2007, pour la deuxième année consécutive,  la région de Marrakech Tensift  Al  Haouz  a été le rendez-vous des investisseurs toutes origines confondues : principalement Etats-Unis, France, Maroc. Avec 11 projets - tous à vocation touristique - sur les 72  au niveau national, cette région s’est vue attribuer 20% du total du montant d’investissement du pays envisagé en 2007, avec 14,6 milliards de dhs pour 10.957 emplois à créer (suivie de près par la région Rabat-Salé, et de plus loin par le Grand Casablanca : notons que ces deux régions bénéficient de projets plus diversifiés). Une estimation rapide basée sur la répartition nationale des investissements par nationalité et par secteur d’investissement montre qu’en 2007 à Marrakech, on peut considérer que 75% du volume des investissements est d’origine étrangère, soit 10 milliards de dhs pour la seule année 20072. En effet, le tourisme ne représente que 18% des préoccupations des grands investisseurs marocains alors que précisément à Marrakech les investissements se concentrent essentiellement sur ce secteur. Il faut savoir que pour la période 2003 à 2007, Marrakech concentrait 72% des investissements touristiques du pays3, soit 112 milliards de dhs, dont vraisemblablement les trois quarts sont détenus par des capitaux étrangers. Mais cet indicateur quantitatif s’avère vite insuffisant car il réduit les retombées des investissements étrangers sur le dynamisme de Marrakech au tourisme et à l’activité des sociétés anonymes. Il témoigne assez mal de la diversité des implications du mouvement d’investissement des occidentaux qui agissent sur la ville de façon individuelle.

Hypersensibilité du marché immobilier aux intentions d’achats des étrangers

La force collective des actions individuelles des étrangers est par exemple appréhendable par une analyse succincte du marché immobilier. Elle n’est pas à chercher dans les volumes mais dans les effets. Le marché de l’immobilier à Marrakech a été particulièrement tendu entre 2004 et 2007. Les prix à la vente ont connu une nette augmentation, plus visible dans certains quartiers comme à Guéliz où en 2004 les prix étaient de 8 000 dhs le m2 pour  se situer entre 18 000 et 22 000 dhs en 2007, soit à des niveaux de prix équivalents à ceux des capitales administrative et économique. Ce qui est intéressant, c’est de voir que ces prix ont connu une inflexion de 20% en 2008 avec la crise financière mondiale alors qu’au même moment ils baissaient beaucoup moins à Rabat et Casablanca. En élargissant le regard sur les indicateurs de l’année 2008, on constate aussi que Marrakech attire moins d’étrangers : la courbe des nuitées touristiques connait, depuis ce début du 21ème siècle, sa première baisse - de 7 points - et le trafic passager de l’aéroport stagne alors qu’ils s’étaient envolés depuis 2004.  Nos études auprès des agents immobiliers indiquent que pour la période les intentions d’achats par les étrangers diminuent, ainsi que le prix des transactions qui les concernent directement (riads, résidences touristiques, etc.). Plus intéressant encore est de constater que les prix baissent également sur des segments de marché où les achats par les étrangers sont marginaux, comme l’immobilier de moyenne gamme en périphérie. Ceci s’explique  par le fait que l’attractivité internationale de Marrakech influence l’attractivité de la ville auprès des Marocains eux-mêmes. Casaoui, R’bati, Meknassi… et MRE profitent de l’emballement que connaît Marrakech pour conjuguer placement financier dans la capitale touristique du pays - car ils considèrent qu’ils sont susceptibles de revendre à profit plus facilement qu’ailleurs - et un habitat secondaire dans une ville à la mode, et ainsi se distinguer socialement. Cet effet en cascade révèle que Marrakech est très «dépendant des achats des étrangers»sur l’ensemble du secteur. En somme, les Occidentaux ont un rôle symbolique majeur sur le marché de l’immobilier, ils influencent directement les prix en projetant sur la demande un effet de verre grossissant. En conséquence de quoi, en période d’intenses flux d’étrangers à Marrakech, les prix se trouvent inévitablement décalés des valeurs réelles. 

 

«Gentrification» de la médina, un si grand effet pour si peu de gens

Un autre axe d’observation possible pour analyser la place qu’occupent les étrangers à Marrakech est celui de l’évolution socio-spatiale de la médina. Dès le début des années 2000, A.

Escher y mettait en évidence le processus dit de gentrification qui correspond à un processus d’embourgeoisement corrélé à un processus de requalification du bâti ancien, enclenchés par le mouvement d’achat des maisons par les Occidentaux. La population étrangère directement active dans le mouvement d’achat est en réalité faible. En 2009, à Marrakech, l’équipe d’Escher dénombrait 1 500 propriétaires immobiliers dans le tissu urbain intra-muros, soit moins de 0,8 % de la population de la médina. On est donc très loin d’un quelconque phénomène d’envahissement. Cependant, les ruelles de la médina sont effectivement beaucoup plus fréquentées par des étrangers qu’avant, puisque les plus de 700 maisons d’hôtes ouvertes par des Occidentaux et des Marocains (25% d’entres elles en moyenne) drainent une circulation touristique importante dans les divers recoins de la médina. Il nous paraît dès lors que vu le faible nombre de résidents étrangers, parler de ville cosmopolite pour Marrakech semble excessif, sauf à assimiler ce qualificatif à celui de touristique.

En revanche, si le nombre des étrangers investisseurs est restreint en valeur absolue, les effets de leur présence en médina sont tout à fait significatifs. Le phénomène a entraîné la renaissance des savoir-faire locaux et de l’emploi dans le secteur du bâtiment et de l’artisanat mais aussi des services.  R. Bousta et A-C Kurzac ont montré à quel point les usages et fonctions des derb et des espaces privés étaient modifiés vers plus de passage, plus de ségrégation sociale ; mais aussi, vers moins de commerce de proximité, vers un surenchérissement de l’affichage et une sur-occupation des terrasses générant de nombreux problèmes de voisinage.

Q. Wilbaux voit quant à lui deux tendances différentes dans le mouvement des transformations de la médina consécutif à l’arrivée des étrangers : d’un côté, des quartiers où près d’un quart des maisons sont achetées par des Européens, avec les conséquences soulevées plus haut ; et d’un autre côté, des quartiers dont on parle moins… ceux où les habitants ont peu déménagé et qui, ayant peu à peu accédé à un meilleur niveau de vie, ont ouvert des maisons d’hôtes, monté des étages, détruit leur maison en terre et reconstruit en béton armé…

Et là, paradoxalement, il arrive que ce soit plutôt la vue des hautes maisons marocaines modernisées qui plonge sur les terrasses des maisons de terre des Européens.

Aussi, si nous avons montré que l’impact sur l’économie locale de la présence des étrangers et de leurs entreprises est manifeste, cette dernière observation qui peut paraître anecdotique nous invite à prendre du recul sur les considérables conséquences sociales qu’on attribue à la présence des étrangers. Dans quelle mesure les changements si souvent accordés à la présence étrangère en médina - comme l’affaiblissement des solidarités ou la perte d’anonymat par exemple - ne sont-ils pas à relier aux transformations internes de la société marocaine qui se dirige vers plus de modernité ?