L'info en ligne, est-ce viable ?

L'info en ligne, est-ce viable ?

Portails d’info sur Internet, webzines (magazines Internet)…, tous sont vecteurs et supports d’information et se multiplient à l’heure où, paradoxalement, les supports d’info traditionnels, et papier en particulier, connaissent des temps difficiles. Comment fonctionnent les sites d’information en ligne ? Comment sont-ils gérés ? Comment expliquer leur multiplication et l’engouement dont ils sont l’objet ces dernières années ? Ces projets ont-ils un modèle économique viable ? Quelle est leur plus-value et qu’apportent-ils de plus que les médias traditionnels ?

 

RUE 89, MEDIAPART … L’INDÉPENDANCE D’ABORD

Depuis quelques années, en France, de grandes signatures de la presse écrite se sont lancées avec leur rédaction dans la création de sites d’info 100% en ligne, des sites complètement indépendants, dits «pure players». Parmi ces sites, citons Rue 89, Mediapart, Bakchich etc. Grâce à la notoriété de leurs journalistes et au sérieux associé à leurs informations, ils ont su trouver leur positionnement d’éditeurs d’investigation, avec une couleur de gauche. Il s’agit souvent de journalisme d’enquête. Ces médias sont confrontés à un double impératif: répondre aux exigences liées au développement du journalisme sur le Web, tout en conservant la rigueur informative et esthétique des quotidiens et magazines papier. Beaucoup de ces sites se sont fait connaitre en révélant des «exclu(sivités)», des «scoops».

La première nouveauté de ces sites est la revendication d’une indépendance totale, notamment financière, mais une indépendance qui coûte cher car elle implique de trouver les moyens de rendre économiquement viable ce nouveau support d’information.

En effet, même si ces sites sont des médias d’information à part entière, composés de journalistes confirmés et produisant de l’information fiable tout comme un média classique, ils sont confrontés à un double problème: de statut et de moyens.

Côté statut : même quand la rédaction est composée de journalistes reconnus, ayant tous une carte de presse, ces sites ne bénéficient d’aucun cadre juridique, contrairement aux médias classiques, et ne sont pas officiellement reconnus comme une entreprise de presse. Côté moyens : les sites d’information posent un dilemme car, s’ils ont fait le choix de l’indépendance, encore faut-il qu’ils parviennent à mobiliser les fonds nécessaires à l’exercice de leur profession, de manière viable et efficace. Gratuits ? Payants ? Mixtes? Doivent-ils, ou pas, se diversifier avec des activités annexes ? Comment ont-ils réussi à mobiliser les fonds nécessaires à leur fonctionnement ?

DEUX MODÈLES ÉCONOMIQUES, DEUX PHILOSOPHIES

Il existe ici deux modèles : le premier est un modèle de site à accès gratuit. Il doit alors se financer par le biais de la publicité et donc réussir à garantir des rentrées publicitaires suffisantes. Dans ce cas, citons Rue89, et ses déclinaisons Rue89 Marseille, Eco89. Ce site a été créé le 6 mai 2007 par, notamment, d’anciens journalistes de Libération.

Conséquence : une véritable «bagarre pour la pub» entre les sites. Dans le cas de la France, et pour donner une idée du phénomène, une dizaine de sites récoltent 84% de la manne publicitaire. Le phénomène n’est pourtant pas spécifique aux médias Internet et il en va de même pour tous les médias en général. Le modèle économique pour la presse, écrite en particulier, reposait en France sur la pub et le soutien d’opérateurs économiques, et est fortement mis à mal en ce moment.

A cette course à la pub peuvent s’ajouter d’autres sources annexes de revenus et certains ont ainsi opté pour des modèles mixtes : «Nous avons heureusement un modèle mixte, associant la publicité qui souffre, à d’autres activités qui, elles, ne souffrent pas : la prestation de services (construction de sites pour d’autres clients), la formation au journalisme Web, la revente de contenus, les services, et même la vente de T-shirts», explique Pierre Haski, cofondateur et directeur de la publication de Rue89.

Deuxième modèle, bien moins répandu et qu’incarne par exemple le site d’information Mediapart en France, le modèle payant, consultable par abonnement. Ce site a été créé le 16 mars 2008 par François Bonnet, Gérard Desportes, Laurent Mauduit et Edwy Plenel (anciens journalistes, notamment, de Libération, Le Monde, Marianne etc). «Sur nos fonds propres», explique François Bonnet, directeur éditorial de Mediapart.fr, dans une émission radio sur BFM, dans laquelle est justement abordé le thème du modèle économique des médias en ligne. «On a choisi de ne pas avoir de pub et de construire la viabilité économique de Mediapart avec ses lecteurs, en leur demandant de s’abonner et donc de contribuer financièrement à la survie de ce projet de média indépendant».

Edwy Plenel, président et directeur de la publication de Mediapart, est profondément convaincu que la gratuité fondée sur le tout publicitaire est une bulle spéculative, aussi fragile que la bulle financière ou immobilière. «Toute notre démarche repose sur cette analyse : réhabiliter la notion de valeur, défendre le prix – prix d’un journalisme de qualité, prix d’une information à forte plus-value, prix d’un public de lecteurs impliqués, prix de l’indépendance et du professionnalisme».

POLITIQUE RESSOURCES HUMAINES, ENTRE QUALITÉ ET PRUDENCE

Dans les deux cas, l’enjeu est avant tout de s’assurer une indépendance et une production de qualité. A Rue89, l’équipe comprend aujourd’hui 20 salariés avec, outre la rédaction composée de  3 journalistes-webmasters et de 10 journalistes reporters, 3 informaticiens. « La structure administrative, elle, est minime avec un directeur général et une assistante. Tout le reste est externalisé, y compris les fiches de paye et la comptabilité. La publicité est assurée par une régie extérieure, et il y a un commercial en interne pour les partenariats, opérations spéciales, sponsoring, qui constituent une partie importante des revenus», explique Pierre Haski.

Côté Mediapart, «au pôle rédactionnel, qui constitue le nerf de la guerre, s’ajoutent une direction administrative et financière, une direction technique, une direction du développement chargée des actions commerciales, une direction de la communication, explique Edwy Plenel. Nous sommes une petite PME d’une trentaine de salariés, pour l’essentiel des journalistes. Les actionnaires fondateurs sont eux-mêmes journalistes».

Dans les deux cas, les rédactions sont constituées d’un noyau de journalistes expérimentés venus d’autres médias.  «L’équipe est très variée, en âge, itinéraire et origines. De 26 à 56 ans, nous venons de la plupart des titres existants de la presse écrite, ainsi que des agences : Le Monde, Libération, Les Echos, La Tribune, l’AFP, Reuters, L’Equipe, 20 Minutes, Télérama, Les Inrockuptibles, Challenge, etc.» explique-t-on à Mediapart.

A Rue89, la rédaction comprend des journalistes «seniors» venus de Libération, RFI, France3, Figaro...et de jeunes journalistes fraîchement diplômés des écoles de journalisme ou ayant eu un ou deux ans d’expérience professionnelle. Et pour les reportages ? «Nous avons un petit réseau de pigistes, et nous produisons de nombreux reportages nous-mêmes. Notre budget piges et reportages est toutefois limité à ce stade, à peine 3000 euros par mois», explique Pierre Hasky

Et si les grilles de salaires sont nécessairement plus basses qu’ailleurs, même pour les journalistes «seniors» expérimentés, il ne s’agit pas forcément de «journalisme low cost» mais, dans le cas des médias cités, d’un souhait de sauver le journalisme de qualité et l’indépendance des journalistes. «Le journalisme en général a été précarisé, nous, nous cherchons au contraire à nous donner les moyens de travailler», poursuit François Bonnet dans la même émission. Et si la majorité de la rédaction de ces journaux 100% Web est jeune –entre 25 et 30 ans en général- il a fallu la caution de journalistes «seniors» pour les mettre en œuvre.

ENTREPRISES DE PRESSE «LOW COST», VULNÉRABLES

L’info est entièrement produite en interne. Pas de récup’ ou d’abonnements dépêches. Et donc des frais en moins. «Nous n’avons pas d’abonnement auprès d’agences de presse, dont les contenus se retrouvent sur tous les autres sites. Nous misons sur la valeur ajoutée, à la fois produite par nos journalistes, et par la participation de nos lecteurs, à la fois experts ou simples internautes. Nous sommes un site «participatif». Environ un tiers du contenu provient des internautes», explique Pierre Hasky de Rue89.

«Nous n’avons qu’un seul abonnement, pour la photo, à Reuters, qui nous coûte 1300 euros par mois». Même chose pour Mediapart qui «privilégie ses propres informations, enquêtes, analyses et reportages. S’y ajoutent des revues du Web donnant accès, dans une hiérarchie et après un tri, à un choix de ce qui nous semble pertinent en ligne, ainsi qu’un résumé de l’actualité nationale et internationale trois fois par jour, à la manière d’un bulletin d’information. Nos propres contenus sont complétés par ceux du Club des lecteurs abonnés de Mediapart, qui publient directement leurs contributions, tribunes, blogs et éditions participatives», explique de son côté Edwy Plenel

Et c’est là la deuxième nouveauté de ces médias : le côté participatif. On a vu partout des communautés, des blogs se créer. Des collaborateurs internautes peuvent ainsi venir alimenter aussi le contenu du site d’info. A Mediapart, par exemple, des lecteurs abonnés publient directement leurs contributions, tribunes, blogs et éditions participatives. La communication, elle, se fait par le bouche à oreille, et surtout par Internet !  «La communication est cruciale, mais sans aucun budget ! L’idée est de s’inscrire dans la circulation virale de l’information. Lorsque vous produisez un contenu original, il circule. Les gens s’envoient des liens, des références à longueur de journée. Et il y a les réseaux sociaux, comme Facebook ou Twitter, qui permettent de démultiplier l’impact d’une information. Nous essayons également au maximum de provoquer des reprises de nos informations sur les médias traditionnels, qui amplifient ce caractère viral de circulation. Nous avons ainsi atteint un million de visiteurs uniques, sans dépenser un centime en promotion ou en marketing.»

Malgré son succès, le projet est encore fragile. Rue89 a aujourd’hui un chiffre d’affaires d’un million d’euros. «Le projet n’est pas encore rentable. La crise qui affecte le marché publicitaire ralentit la croissance du chiffre d’affaires, regrette Pierre Hasky. La publicité est plus molle, et surtout les prix sont tirés vers le bas. Ça affecte évidemment les sites comme le nôtre, même si ça ne remet pas en cause nos objectifs. Ça les rend plus difficiles à atteindre et nous pousse à développer d’autres secteurs plus porteurs comme les services ou la formation». Même bilan pour Mediapart. «Notre pari économique est d’atteindre l’équilibre en 2011, indique Edwy Plenel. Mediapart, lancé en 2008, devrait être rentable quatre ans plus tard, et très rentable dans les années suivantes.»

POURQUOI LE JEU EN VAUT LA CHANDELLE

Ces sites d’info sont donc des médias à part entière, mais s’apparentent, au niveau de la démarche militante, aux blogs. Leur création est très récente. Il n’existe encore au Maroc aucun exemple du même type. Citons néanmoins l’initiative de Rachid Jenkari, un des premiers Web journalistes du Maroc qui a quitté la rédaction du portail marocain Menara pour fonder en avril 2006 sa propre entreprise de presse, MIT Média (www.mit-media.ma). MIT Média édite le magazine électronique Maroc IT www.maroc-it.ma. En marge de ce projet, il est consultant international spécialisé dans la formation sur le journalisme en ligne et les nouveaux médias. Là encore la rentabilité du projet est assurée par des services annexes et la société n’est viable que parce qu’elle est mixte.

Des modèles économiques tout justes viables et fragiles donc, mais tous jeunes et, dans tous les cas, un «pari tenu», une prise de risques. Pourquoi alors autant de créations de sites d’information ? Quelle plus-value ont-ils ou quels bénéfices permettent-ils d’avoir par rapport aux médias classiques et qui justifient ces prises de risques?

P. Haski explique : «Le Web est aujourd’hui un vrai espace de liberté». De plus, «par le Web, on s’est surtout affranchi de l’autocensure».Et de conclure : «Une nouvelle culture journalistique est en train d’émerger dans ce journalisme Web». Michel Collon, blogueur militant et fondateur de «Investig’Action» (cf encadré 3) résume l’apport d’Internet en ces termes : «Avec Internet, une autre manière de s’informer est devenue possible. Gratuite, rapide, interactive, libre des pressions politiques et financières». Et d’ajouter, «Internet a introduit une nouvelle mentalité. Avant, un article était une marchandise, qu’un média achetait à un journaliste et qu’il revendait à un lecteur. Or, les marchandises seront forcément toujours dominées par les intérêts qui dominent le marché».

«Le Net, c’est l’avènement du lecteur chercheur et contributeur, résume Edwy Plenet. La légitimité des journalistes doit donc être repensée et refondée. Le journalisme doit revenir à sa mission première: la recherche de vérités de fait, d’informations inédites et pertinentes, d’éléments de compréhension et d’analyses de la réalité». Autant dire que le besoin est créé par l’offre et que l’intérêt pour ces sites d’information en ligne ira grandissan

Sites d’info, entre autres activités

Sans être des sites d’information en ligne stricto sensu, de nombreux supports Web font de l’info (portails, sites communautaires ou thématiques…). Pour eux, l’info est UN service parmi d’autres.

En tête des portails les plus fréquentés au Maroc, menara.ma, portail bilingue, fournit des informations pratiques et des dépêches d’actualité. Le portail a été créé en 1995 par Casanet (filiale de Maroc Telecom), l’un des premiers fournisseurs d’accès Internet au Maroc et ne se pose donc pas la question de sa viabilité économique. C’est une vitrine et un des multiples services déclinés par IAM.
Le portail Emarrakech.info, lui, appartient à une «agence Web» qui gère plusieurs portails d’actualité parmi lesquels : Al-khabar.info, Marrakechnews. com, Vivrefemme.net…etc. Une petite équipe, des moyens limités, l’utilisation de dépêches ou d’articles de synthèse, à côté d’articles produits en interne, un réseau disséminé de collaborateurs, et beaucoup de bonne volonté, permettent d’alimenter ces portails d’info. «Mais Emarrakech n’est pas notre gagne-pain. Nous réalisons d’autres projets sur la Toile pour faire vivre nos projets éditoriaux», explique Tarik Essadi, fondateur et Webmaster du portail. Et d’ajouter «C’est un bon projet médiatique, mais qui cherche toujours son modèle économique». C’est par la multiplicité et la diversité des supports et le développement d’activités et services annexes qu’un équilibre financier, fragile, est trouvé.
A côté de ces portails d’info généralistes, les portails communautaires, comme le portail Yabiladi.com, ont su se faire une place dans le paysage Internet. La société (Webstratégie) combine prestation de services (développement de sites Web pour d’autres) et édition de sites Web (ex : rencontres, emploi, etc), parmi lesquels le site yabiladi (lire p 69)

Un prolongement du papier
 

Dans le cas du Maroc, de nombreux médias papier ont des sites qui reflètent leur contenu. Certains d’entre eux ont investi davantage dans l’info en ligne. Citons par exemple, le site Internet l’«Observateur.ma», qui a d’abord été un média d’info disponible uniquement en ligne- le seul au Maroc. Il a depuis donné naissance à son prolongement papier avec le lancement de l’hebdomadaire «L’observateur du Maroc». Adoptant la démarche inverse, le quotidien «Au fait», premier journal gratuit du Maroc, né il y deux ans, s’est ensuite doté d’un site Internet, www.aufaitmaroc.com . «Tout ce qui est publié sur le journal est reflété sur le site», explique Réda Sédrati, directeur de la rédaction du quotidien. Dans ce cas, le «Web est seulement un outil d’appoint», explique-t-il. «Il n’est pas encore rentable. Il s’auto-suffit et est équilibré financièrement». Mais la direction du quotidien croit en ce créneau et compte bien y investir «pour être prête».Une personne vient d’ailleurs d’être recrutée pour cette
mission.

Ces sites font de l’info, à laquelle s’ajoute une dimension interactive grâce aux blogs, réactions des lecteurs etc. Mais c’est la même rédaction que le média «classique», qui traite ces informations, à laquelle s’ajoutent parfois un ou deux journalistes «juniors» chargés de la gestion et de la mise en ligne des dépêches et articles. Les dépêches sont en effet souvent mises en ligne telles quelles, ce qui leur permet d’être actualisées régulièrement, et entre deux éditions du support papier. Ces sites ne fonctionnent que parce qu’ils sont le prolongement du support papier.

L’art pour l’art

Avec plus de trois mille visiteurs par jour le site de Michel Collon est devenu un incontournable de l’info alternative. Bientôt, il paraîtra aussi en espagnol et en anglais.
Depuis la première guerre du Golfe (1991) Michel Collon travaille à décoder l’info. Par des publications («Attention, médias !» etc), des documentaires et surtout, depuis 2004, par le biais d’Internet. Il ouvre d’abord un site d’auteur (www.michelcollon.info), présentant ses livres et articles, et qui devient rapidement un vrai journal. En 2008, épaulé par une équipe de bénévoles basée à Bruxelles et un réseau de correspondants dans le monde entier, il lance «investig’Action». Pourquoi Internet ? «Parce qu’Internet est aujourd’hui la seule possibilité de construire une info indépendante et rigoureuse. Et pour exposer les intérêts cachés, les média-mensonges, donner la parole aux oubliés des médias», explique- t-il. Et parce qu’Internet permet de «développer un large réseau de contacts à travers le monde entier». Mais aussi pour «réagir à chaud à l’actualité. Avec un livre, ou avec un film, nous arrivions un an après les faits. A présent, grâce à Internet, nous pouvons combattre les médiamensonges le jour même». LE CLIC, LA BELLE AFFAIRE ?