L'Europe, partenaire politique ou commercial ?

L'Europe, partenaire politique ou commercial ?

Les relations turco-européennes ont longtemps été fondées sur des relations de dépendance où les guerres dominaient sur les relations de paix. De la fin du 19ème siècle jusqu’à la création de la République, les relations économiques avec l’Europe comportaient deux volets : institutionnel, avec l’établissement en 1881 de l’Administration de la dette publique suite aux difficultés de remboursement de l’Empire ottoman ; et le volet d’échanges des biens, marqué par un déficit commercial structurel entre les exportations, essentiellement constituées de produits agricoles et la grande partie des importations, destinée à la consommation de la bourgeoisie urbaine. Au début de la période républicaine, le déficit commercial avec l’Europe persiste, bien que la croissance du secteur agricole contribue au développement économique de la Turquie. Entre la crise mondiale de 1929 et la Seconde Guerre mondiale s’installe une période de rupture au cours de laquelle les deux parties sont plus préoccupées par des problèmes économiques domestiques.

La Turquie : du Moyen-Orient à l’Europe

En adhérant quatre ans après la Seconde Guerre mondiale au Conseil de l’Europe et à l’OTAN (1952), la Turquie se retrouve au cœur du monde occidental. Dès lors, les relations turco-européennes entrent dans une nouvelle phase plus institutionnalisée, en signant notamment l’accord d’association le 12 septembre 1963 à Ankara, en vue de l’adhésion de la Turquie à la Communauté Economique Européenne (CEE). Malgré ces avancées, les décennies 60 et 70 se caractérisent par des relations commerciales circonscrites. D’une part, les vetos grecs limitent l’octroi des aides financières ; d’autre part, les relations commerciales avec les nouveaux adhérents sont privilégiées au détriment des pays non-membres, suite au processus d’élargissement de la Communauté.

Cet accord d’association prévoyait un processus en trois phases : une première phase de transition, puis l’établissement progressif d’une union douanière et enfin le rapprochement par l’harmonisation des politiques économiques en vue d’une adhésion à la CEE. La Turquie, qui mène alors une politique d’industrialisation par le biais d’une importation de substitution, bénéficie largement de cet accord dans les années 1960. Toutefois, la crise économique que subit l’Europe dans les années 70 conjuguée à la hausse de l’endettement de la Turquie mettent en péril l’application des politiques d’industrialisation, tournée vers la demande interne et compliquent de plus en plus les relations commerciales et politiques entre les deux partenaires. Mise à part la crise structurelle de l’économie européenne, d’autres facteurs sont sous-jacents à l’interruption des relations turco-européennes : l’opération militaire de la Turquie sur l’île de Chypre, l’adhésion de la Grèce à la Communauté et le coup d’Etat du 12 septembre 1980 en Turquie.

Après ces événements, et plus particulièrement le coup d’Etat, la part de la CEE dans le commerce extérieur de la Turquie est passée de 47% dans les années 1970, à 35% dans les années 1980, et ce, malgré une hausse des exportations turques suite à l’adoption du programme d’ajustement du FMI et la libéralisation économique déclenchée le 24 janvier 1980. Cependant, si l’économie turque, fondée sur la répression sociale, a quand même eu un impact positif sur la croissance orientée vers les exportations ainsi que sur la stabilité politique, sa candidature d’adhésion à la CEE, présentée officiellement en avril 1987, sera rejetée par la Commission. En contrepartie, cette dernière lui proposera plus tard, en 1995, un accord d’union douanière dont le but n’est pas une intégration complète mais un partenariat économique et stratégique.

Avec ce nouveau processus, la part de l’UE dans le commerce extérieur de la Turquie s’élève de nouveau aux alentours de 45-50%, voire ensuite 55%. Les pays de l’UE deviennent les premiers partenaires commerciaux de la Turquie. L’évolution positive sur la croissance des exportations turques, à destination de l’UE, est également accompagnée d’une amélioration du taux de couverture des exportations par les importations avec l’UE. Un taux qui, suite à l’Union douanière, dépassera le taux de couverture agrégé. Jusqu’à nos jours et depuis 1996, la moyenne de ce ratio est de 73% pour le commerce avec l’UE contre 62,7% pour le commerce total. Les chiffres sont aussi positifs en ce qui concerne le montant de l’arrivée des investissements directs européens puisqu’ils représentent, entre 2002 et 2009, 50 milliards de dollars, soit 73% des investissements directs étrangers totaux (TUIK statistiques).

Retour aux relations commerciales ?

Suite à l’avis favorable émis par le Conseil européen sur une probable adhésion de la Turquie à l’UE aux sommets d’Helsinki (1999) et de Copenhague (2002), l’ouverture des négociations pour l’adhésion démarre le 3 octobre 2005. Bien que plutôt positive, cette nouvelle page historique est, pour les deux parties et contrairement aux attentes, ouverte dans la douleur.

La difficulté tient au durcissement du processus de négociations, particulier pour la Turquie : introduction de clauses de suspension des négociations si nécessaire, et une adhésion éventuelle à l’UE. De nombreux politiciens européens (notamment français, allemands, autrichiens) soulignent le fait que la Turquie est un pays majoritairement musulman qui, se trouvant géographiquement en Asie, ne peut être qualifiée d’européenne. L’impact de cette attitude à l’égard de la Turquie après 2005 a été dommageable au développement du commerce entre la Turquie et l’UE ; la part de cette dernière n’a pas arrêté de diminuer ces cinq dernières années. Ainsi, alors que le volume du commerce extérieur de la Turquie ne cesse d’augmenter, la part de l’UE, qui était de 50% en 2005, a baissé jusqu’à 42% en 2010. En contrepartie, le commerce de la Turquie avec les pays arabes, toujours dans les mêmes années, a augmenté : la part des pays membres de l’OCI (l’Organisation de la Conférence Islamique) dans le commerce extérieur de la Turquie est ainsi passée de 14,5 à 20% (voir graphique).

Quel bilan tirer aujourd’hui de ce processus historique, entamé il y a 48 ans, et dont l’objectif pour la Turquie demeure l’intégration complète à l’Union ? Certes, l’Union douanière a été bénéfique pour la croissance des exportations et leur diversification vers des biens de consommation durable (produits électroménagers, secteur automobile). Mais elle fut néanmoins accompagnée d’une persistance structurelle du déficit commercial et d’une croissance dépendante des importations. Parallèlement, la destination géographique des échanges commerciaux s’est également diversifiée. S’agit-il d’un retour aux relations commerciales inscrites dans une phase de globalisation plus élargie ?

 

Bibliographie

- Insel A., «La Turquie : un dynamisme économique mais des incertitudes politiques», dans Jaffrelot C., L’enjeu mondial : les pays émergents, Presses de Sciences Po / Annuels, 2008, pp. 129-136

- Raffinot M., La dette des tiers mondes, Collection Repères, La Découverte, Paris, 2008

- TUIK, statistiques dans www.tuik.gov.tr

- Turunç G., «La Turquie et l’Europe : une relation embrouillée», Mondes en développement, De Boeck Université, 2004/4, no 128, pp. 89-113