Les entreprises face à la guerre des normes et de l’information

Les entreprises face à la guerre des normes et de l’information

Depuis 2012, la Commission européenne prépare une nouvelle législation pour réglementer les importations des phosphates et engrais sur le territoire européen. Ce texte juridique, qui peut faire office de loi, traduit une volonté d’harmonisation des règles et standards du marché pour tous les membres de l’UE. Marché stratégique pour l’OCP qui réalise 32% de ses ventes en Europe, cette législation particulièrement restrictive en matière de teneur de cadmium, va introduire des normes qui vont exclure 90% des exportations de roches de phosphate, et 70% des produits fertilisants qui sont développés par l’OCP. En outre, cette loi, qui risque de mener à un blocus sur les phosphates marocains, va directement servir les intérêts de la Russie dont le sol regorge de phosphates à très faible teneur en cadmium, et qui peut se positionner en tant que principal fournisseur de produits phosphatés pour l’UE. Devant cet état de fait, et selon Thibault Chanteperdrix, ancien haut cadre du ministère français de la Défense, il est difficile de ne pas penser à un lobbying russe auprès du législateur européen, pour faire adopter des dispositions qui vont octroyer un avantage stratégique à la Russie en tant qu’acteur indispensable à l’agriculture européenne.

La nouvelle guerre

Le cas de l’OCP représente un exemple probant de ce que Bernard Esambert nomme la guerre économique. Résultant directement de la mondialisation et de l’avènement de l’ère d’hypercompétition (D’Aveni, 1994), la guerre économique peut se définir comme étant la stratégie et le comportement économique agressif d’une entreprise, d’un État, d’une ONG ou de tout groupement humain pour atteindre un objectif : conquérir et/ou protéger des parts de marché, afin de préserver/accroître sa puissance (Delbecque et Harbulot, 2012).

Selon Harbulot, toute interprétation des événements majeurs qui bouleversent un ordre établi entre pays et régions doit prendre en compte les intérêts commerciaux comme vecteur de puissance des actions d’influence des États. Même son de cloche chez Abdelmalek Alaoui qui insiste sur le rôle que l’État doit jouer dans cette nouvelle partition, où il doit se placer en véritable catalyseur, avec une porosité nourrie entre les intérêts privés et publics, pour la mise en œuvre de stratégies globales et cohérentes qui peuvent accroître l’influence des entreprises marocaines et, par conséquent, l’influence du Maroc.

Devant cette configuration où l’ouverture des économies n’épargne aucune entreprise, les firmes multinationales marocaines et PME doivent faire face à une concurrence venant des quatre coins du globe : du marché des babouches à Derb Omar qui a subi la concurrence des Chinois, aux véhicules Dacia de l’usine Tanger-Med repoussées par les autorités égyptiennes. L’émergence de l’intelligence économique comme outil défensif et offensif dans cette bataille commerciale s’impose.

De la nécessité de l’intelligence économique

Omniprésente dans les médias et galvaudée par l’espionnage à la coopération, il n’est pas facile de définir clairement l’intelligence économique. D’une part, il s’agit d’un concept déjà établi, communément appelé  Competitive intelligence, qui emprunte aux techniques et méthodes formalisées d’abord par les grandes entreprises anglo-saxonnes pour la définition de leurs stratégies concurrentielles (Gilad, 1988) ; d’autre part, il s’agit d’un concept en devenir, mis en œuvre progressivement par des États dont certains l’élèvent au rang de politique nationale, comme le Japon, à travers son mythique MITI (ministère de l’Industrie et du Commerce extérieur), ou la France et sa délégation interministérielle à l’intelligence économique.

Techniquement, l’intelligence économique prolonge toutes les pratiques de veille (scientifique, technologique, commerciale, concurrentielle, financière, juridique, réglementaire…) et de sécurisation du patrimoine, physique et informationnel, en assimilant totalement les actions d’influence qui peuvent être menées par les États ou les entreprises lorsqu’ils formulent leurs stratégies, ainsi que les opérations d’information et de désinformation.

Selon Abdelmalek Alaoui, lobbyiste, essayiste et président de l’Association marocaine de l’intelligence économique, le rôle de l’intelligence économique dans une politique étatique, stratégie d’entreprise ou simple démarche tactique doit s’articuler autour d’un quadriptyque dont chaque composante est fondamentale pour la réussite des autres :

  • Un dispositif de collecte et de surveillance d’information (la veille) ;
  • Le traitement coordonné et l’analyse de cette information pour la rendre utile à une prise de décision (l’analyse
  • Le partage de l’information entre toutes les parties prenantes à ce système (la dissémination) ;
  • La mise en place d’une politique d’influence coordonnée au service des intérêts commerciaux et économiques, notamment en la mise en œuvre d’une stratégie globale de conquête des marchés (l’influence).

De cette définition syncrétique, il convient de relever trois caractéristiques importantes. Tout d’abord, l’intelligence économique repose sur l’information, son acquisition sous toutes ses formes et sa transformation en connaissance, car la valeur ajoutée apportée aux données disponibles provient de la capacité d’analyse et du traitement de l’information. Ensuite, la pratique de l’intelligence économique est indissociable, au sein d’une entreprise ou d’une organisation comme à l’échelle d’une industrie ou d’une nation, d’une culture collective d’échange et de partage de l’information et du savoir. Cet aspect met en avant le fonctionnement en réseau et en synergie des hommes et des institutions, ainsi que la maîtrise des savoir-faire y afférents. Enfin, l’intelligence économique s’oriente clairement vers l’action. L’influence sur l’environnement est l’aboutissement naturel de toute démarche de veille réussie.

 

Dans ses fondements opérationnels, l’intelligence économique se définit à la fois comme un produit et un processus. Le produit est l’information élaborée et le savoir exploitable pour l’action. Son processus se définit comme l’ensemble des moyens systématiquement mis en œuvre pour l’acquisition, l’évaluation et la production de cette information qui est exploitable pour l’action

L’influence et la guerre normative

Parent pauvre de l’intelligence économique, l’influence a toujours été négligée dans les travaux de recherche académiques, ou mal assimilée par les entreprises qui la stéréotypent en communication superficielle, ou en activité de « barbouzerie » douteuse (Juillet et Racouchot, 2012).

Ludovic François, co-auteur de l’ouvrage Influentia, définit les stratégies d’influence comme étant « la planification de données informationnelles, humaines, cognitives et financières dans le but d’orienter l’environnement en fonction de ses intérêts ». Plus concrètement, une stratégie d’influence doit piloter deux leviers : les relations publiques et le lobbying. Le premier permet d’orienter l’échiquier psychocognitif (la perception, l’attitude et les comportements) et le second vise à maîtriser l’échiquier techniconormatif (les règles, lois et normes). Ces deux leviers doivent se nourrir de la connaissance qui résulte de la veille, afin de permettre à l’entreprise de façonner son environnement dans les meilleures conditions politiques, financières et temporelles.

Dans leur ouvrage, Influentia, Ludovic François et Romain Zerbib font la distinction entre deux grands types de stratégies d’influence. La stratégie structurelle qui façonne et installe un nouveau système de normes, de valeurs et de croyances sur le marché, et la stratégie dite conjoncturelle qui module le système existant en fonction des desiderata et des intentions de l’influenceur. Parmi les outils d’une bonne stratégie d’influence, on retrouve l’influence normative qui a été illustrée par le cas de l’OCP. Comme l’explique Lydie Evrard, « les normes relèvent de la normalisation, activité d’intérêt général, ayant pour objet d’établir des documents de référence de façon consensuelle par les parties intéressées, visant à favoriser le développement durable et l’innovation. Par principe d’application volontaire, ces normes portent sur des règles, des caractéristiques, des recommandations ou des exemples de bonnes pratiques, relatifs à des produits, des services, des méthodes, des processus ou des organisations ».

À ce titre, les entreprises marocaines – et plus particulièrement celles qui sont exportatrices – doivent se conformer à un environnement réglementaire très contraignant, dont les normes internationales peuvent être utilisées comme une barrière non tarifaire ou un facteur discriminant, et ce, sous la pression d’un nombre croissant d’acteurs étatiques, d’ONG, de think tank ou de politiques qui noyautent les commissions et groupes qui établissent les normes.

Les régulations internationales au sens le plus large, c’est-à-dire tant la soft law que la hard Law, sont devenues un enjeu majeur de compétitivité autant pour les États que pour les entreprises. Mais, la norme est encore considérée plus comme une contrainte qu’un levier de compétitivité. Or, une veille performante, créatrice de valeur et de nouvelles connaissances, nécessite d’anticiper l’émergence de nouvelles normes et d’influencer leur contenu dans l’intérêt légitime et économique des entreprises.

En effet, les démarches  proactives  s’imposent aujourd’hui comme une impérieuse nécessité pour les entreprises, dans des marchés internationaux ou même nationaux. Bien que la normalisation soit souvent associée à la conduite d’actions d’intelligence économique, il est important de souligner que s’impliquer dans des travaux de normalisation permet également à l’entreprise de renforcer sa capacité d’anticipation.

L’anticipation, phase clé d’une opération d’influence, prend ainsi une importance majeure car elle permet d’identifier des priorités en amont et de défendre ses intérêts économiques, ou d’attaquer ses concurrents dans les instances de normalisation, en privilégiant des jeux d’alliance, voire de coopétition1.

Dans le cadre d’une stratégie d’influence, voici trois façons de pratiquer du lobbying normatif :

Anticiper les normes pour mieux innover :

Anticiper les normes en cours d’élaboration est essentiel pour conserver une bonne compétitivité. Cela permet aux entreprises d’identifier les segments porteurs de valeur et de se les approprier, parfois même avant la concurrence. Par exemple, après les blocus tanzanien et kenyan sur les phosphates marocains à cause du cadmium, l’OCP aurait pu développer une nouvelle technologie capable de réduire cette teneur à un niveau acceptable – une anticipation nécessaire pour conserver sa place sur les marchés, et se positionner comme génératrice d’innovation vis-à-vis de ses concurrents.

Identifier les vecteurs d’influence :

Au lieu de subir les évolutions du marché, la norme peut donner à l’entreprise les moyens de maîtriser son environnement. L’entreprise doit identifier les relais appropriés pour diffuser son argumentaire et les idées qui peuvent faire basculer la législation en sa faveur, ou contre ses concurrents. L’idéal étant une ONG ou un centre de recherche, ayant une forte légitimité dans son domaine. Une cartographie des acteurs d’influence, avec les points de pression sur chacun d’eux, doit se faire au préalable afin de construire un réseau à mobiliser au besoin.

Préparer des position paper  :

Le position paper est un terme anglo-saxon qui désigne un document rédigé dans le but de faire valoir la position d’une organisation sur un sujet particulier. Un position paper doit être concis et écrit dans un langage persuasif. Les éléments constitutifs d’un position paper sont les suivants :

·         L’énoncé de la problématique en jeu.

·         La position de l’entreprise sur le sujet et son argumentaire (argument, preuve, conséquence).

·         Les impacts sur les activités de l’entreprise et son environnement : gain ou perte d’emplois, pertes fiscales, effets sur la communauté, incidence sur les fournisseurs, etc.

·         Les soutiens déjà manifestés : institutions, universités, ONG… Surtout si les soutiens disposent d’une forte notoriété ou d’une bonne réputation de neutralité.

·         L’impact sur le consommateur ou le public en général. Il est toujours important de démontrer que les citoyens et/ou consommateurs partagent le même intérêt que celui de l’organisation.

Enseignements à tirer 

L’intérêt que représente l’influence est concomitant à la refonte des schémas de pouvoir. L’autorité est aujourd’hui éclatée, composée d’une kyrielle de micro‑intérêts qui s’interchangent en permanence. Pour peser sur les évènements, il ne suffit plus de faire tomber le message de manière verticale. La communication doit être interactive. Pour être pertinente, elle doit moins s’adresser directement à la cible finale que s’efforcer de faire adhérer d’innombrables relais : académiques, économiques, étatiques, associatifs..., qui agissent tout à la fois comme des filtres, des censeurs ou des accélérateurs (Juillet, 2012).

L’influence apparaît donc comme un moteur-clé de la compétitivité dans un monde en guerre économique. Les entreprises ont tout à gagner en s’ouvrant à l’influence. En effet, en s’imposant en aval de la chaîne, l’influence peut apparaître comme le noble art de l’intelligence économique 

Note

1.     La coopétition est une collaboration ou une coopération de circonstance ou d’opportunité entre différents acteurs économiques qui, par ailleurs, sont des concurrents (competitors, en anglais). Ce mot « coopétition » est un mélange des deux mots coopération et de compétition (concurrence).

Bibliographie :

·         D’Aveni, R.A.(1994). Hyper Competition. Managing the Dynamics of Strategic Maneuvering. New York: The FreePress.

·         Delbecque, E. et Harbulot, C. (2012). La guerre économique. Paris : PUF.

·         Alaoui, A. (2009). Intelligence économique et guerre secrète au Maroc. Paris : Éditions Alphée.

·         Gilad, B. (1988). The Business Intelligence System. USA: AMACOM.

·         Juillet, A. et Racouchot, B. (2012). L’influence, le noble art de l’intelligence économique. Communication et organisation, 42, pp. 161-174.

  • François, L. et Zerbib, R. (2015). INFLUENTIA, La référence des stratégies d’influence. 2e Édition. Paris : Lavauzelle.