Le marketing ne regénère pas les partis

Le marketing ne regénère pas les partis

Sommaire 

Vous avez suivi les élections au Maroc depuis 1977. Qu’est-ce qui a réellement changé dans la communication provenant de l’establishment ?

Depuis 2002, et particulièrement en 2007, l’establishment marocain assure qu’il y a une nouvelle façon d’aborder les élections, ce qui implique la reconnaissance du fait que ces dernières ont été faussées dans le passé. A partir de cette constatation, il est clair que l’Etat n’exerce plus de pressions sur l’électorat comme auparavant, interventions directes dont  l’histoire électorale marocaine nous a fourni bien des exemples : en 1977, au cours d’un scrutin qui aurait dû être “fondateur” d’un nouveau Maroc, après l’expérience collective de la Marche verte qui avait  impliqué un certain pacte entre le roi et l’opposition, l’administration a utilisé toutes les méthodes, même répressives, pour bloquer l’USFP. Il suffit de penser à la confrontation dans le Souss pour empêcher l’élection de  Abderrahim Bouabid, ou au découpage électoral grossier en faveur d’un monde rural dépolitisé et manipulable. En 1984,  les pressions des moqqadems pour orienter ou influencer les électeurs ont presque fait tourner le scrutin à la parodie. Mhammed Boucetta lui-même en est arrivé à dénoncer celles exercées en sa faveur par les agents

de l’autorité, reconnaissant que l’intervention de l’appareil administratif était devenue un système planifié pour dénaturer la démocratie et démontrer ainsi que le vote populaire n’était pas décisif. Nous ne devons naturellement pas oublier, dans cette atteinte à la démocratie, la responsabilité des partis qui ont accepté le jeu d’une répartition préalable des sièges. On a dit qu’en 1984, 148 sièges ont été attribués de cette façon, et que seuls 51 ont été laissés à la libre concurrence.

La différence par rapport à l’attitude de l’administration en 2002, et surtout en 2007, est que la pression a diminué mais qu’elle l’a fait parallèlement au discrédit du système, ce qui s’est traduit par une abstention si importante qu’il faut l’estimer autour de 79 % : il ne faut pas oublier les presque cinq millions d’électeurs potentiels – parmi lesquels 3,5 millions de jeunes de 18 à 24 ans- qui n’étaient pas inscrits sur les listes et n’ont donc pas voté, ni les trois millions de MRE, bien que ce soit une autre histoire.

 

De 1977 à 2007, l’identité politique des partis s’est diluée. Certains croient que le recours aux techniques de marketing peut remplacer l’image cohérente que sont censés véhiculer les partis. Comment expliquer cette illusion ?

Que les techniques de marketing puissent remplacer l’image des partis est faux et les partis eux-mêmes sont conscients qu’à elles seules, elles ne sont pas efficaces. En révisant l’histoire électorale du Maroc, il est possible de voir comment l’administration a fait un travail lent et progressif de discrédit des partis, qui a commencé lors des élections municipales de 1976.

Je me souviens de la couverture du quotidien Le Matin du 14 novembre de cette année-là, deux jours après les élections, et qui préconisait en gros titre, “L’immense succès des indépendants et le déclin des partis de l’opposition”. Sa première constatation était qu’il existait un courant d’électeurs opposés ou indifférents aux étiquettes politiques. On subit maintenant les retombées de trente ans d’affaiblissement des partis, qui ont été domestiqués, minimisés, vidés de leur «âme», de leur contenu, de leur idéologie. Et aujourd’hui, alors qu’ils ont un besoin pressant de sortir de la crise, on voit que les techniques de marketing ne suffisent pas à leur régénération. C’est pour cela qu’ils doivent avoir recours à d’autres méthodes plus «payantes» comme l’achat massif de voix.

 

En externalisant l’appel à participation, via 2007 Daba, l’Etat marocain devient-il réellement neutre par rapport au vote populaire ?

Les résultats de 2007 sont la preuve que cette externalisation n’a pas été très efficace. L’électorat a probablement mal perçu qu’on laisse entre les mains d’une entité privée les leçons de civisme et de bonne citoyenneté. En ce qui concerne la neutralité de l’Etat par rapport au vote populaire, il faut reconnaître qu’il s’est agi d’une neutralité négative, parce qu’il n’a pas su – ou n’a pas voulu – éliminer un élément-clé de ces élections : l’utilisation massive de l’argent pour acheter ou neutraliser des voix. Il n’y a pas eu non plus le côté exemplaire de la sanction immédiate de ceux qui ont violé les normes électorales. Bien que certains aient été mis en accusation, ils ont continué leur campagne et ont même été élus sans que l’autorité judiciaire, un élément-clé de l’Etat dans l’enjeu électoral, se soit imposée pour faire prévaloir la loi. Par ailleurs, il est indispensable d’éliminer les éléments susceptibles d’être achetés, comme la carte d’électeur, qui est à la merci de revendeurs individuels ou collectifs qui la transforment en argent. Une partie de l’abstention correspond aux cartes d’électeur revendues pour être détruites et neutraliser les voix des adversaires politiques. Il est impossible de savoir dans quelle proportion. Il  est donc absurde de maintenir un système de carte d’électeur qui rend difficile la participation et revient très cher.

 

En 2007, il y a eu pléthore d’observateurs des élections marocaines. Faut-il croire que l’Etat n’a autorisé les autres à y voir de plus près qu’au moment où l’enjeu est devenu faible ?

Pléthore d’observateurs de la société civile, avec très peu de clarté dans ce qui est à observer, une grande désorganisation dans l’observation, des contrôleurs des partis payés et seule une modeste partie militante. Ce qui a manqué en réalité, ce sont les électeurs.

Pendant l’ère Basri, un contrôleur de parti avait accès au dépouillement dans son bureau électoral : il pouvait exprimer dans un PV son accord ou son désaccord avec les responsables du bureau. Mais les partis n’avaient pas accès au Sancta Sanctorum du Ministère de l’Intérieur où se cuisinaient finalement les données. En 1997, le ministère de l’Intérieur espagnol a coopéré avec son homologue marocain, mettant à la disposition de celui-ci, pour la première fois, des urnes transparentes. Une équipe de fonctionnaires espagnols a donné des conseils informatiques mais n’a jamais eu accès à l’ordinateur central du ministère.

En 2002, on a entrepris une expérience d’observation par des associations de la société civile, qui n’a pu suivre le processus électoral de manière globale. Il a été choquant que les données officielles par circonscription n’aient pas été rendues publiques. Seule la revue REMALD l’a fait, cinq mois plus tard, mais elles étaient incomplètes pour les circonscriptions conflictuelles et laissaient entrevoir des «retouches» ou des manipulations pour certaines d’entre elles. Quant à celles de la liste féminine, elles n’ont jamais été publiées, ce qui a fait courir toutes sortes de spéculations, notamment quand le PJD a assuré qu’il avait été privé de plusieurs sièges de cette liste.

La prolifération d’observateurs lors des élections de 2007 est la conséquence d’une grande pression en faveur de la transparence et d’une volonté officielle de montrer qu’il n’y a pas eu de manipulations de la part de l’Etat. Je ne crois pas que l’autorisation d’observer ait été donnée, cette fois-ci, en raison de la faiblesse de l’enjeu. Paradoxalement, les partis ont plus que jamais ressenti la concurrence au point que certains leaders ont eu peur de se présenter, face à la perspective d’un échec.

 

Les erreurs d’appréciation qu’il y a eu, concernant le score du PJD et le taux de participation, proviennent-elles d’un manque de connaissance de la réalité politique ou d’une défaillance des techniques de prospection ?

Les erreurs proviennent, je crois, du manque de sondages vraiment indépendants. Les gens quelque peu connaisseurs de la réalité marocaine ne se sont pas étonnés du taux si bas de participation. On pouvait le prévoir dans les sondages publiés, qui montraient le rejet des partis et de la classe politique actuelle.

L’erreur d’appréciation vis-à-vis du vote PJD doit être mise en rapport avec le souci de l’administration et des partis de la majorité, devant l’hypothèse d’une victoire plus nette de ce parti islamiste. Les réunions des partis au gouvernement avec le ministère de l’Intérieur, pour discuter, en l’absence du PJD, de l’organisation de ces élections, ainsi que du redécoupage des circonscriptions où le PJD avait obtenu deux sièges en 2002, dans le but de l’empêcher de redoubler son succès, sont la preuve qu’on voulait intervenir pour freiner ou amoindrir cette victoire. 

 

Dans le recours aux sondages, le Maroc n’est pas encore passé à la transparence absolue. Entre les chiffres du ministère de l’Intérieur, utilisés pour booster les partis de la majorité, et ceux de 2007 Daba (68% de votants potentiels), excessifs et non étayés, le sondage est-il aujourd’hui encore une arme de propagande au Maroc ?

Il reste aujourd’hui encore, sans doute, une arme de propagande… Mais que personne n’écoute ! Pour ce qui est de la prospection de la participation, je crois que l’on n’a pas été attentif au fait que rien n’a changé dans le pays pour que la tendance à la baisse que les données montraient depuis plusieurs processus électoraux soit inversée. Une pression moindre exercée sur l’électorat ne pouvait que produire une augmentation de l’abstention.

 

Durant la campagne électorale, vous l’avez vu, les plates-formes de partis deviennent accessoires face aux mécanismes locaux de persuasion, de corruption et d’intermédiation. Quelle lecture faites-vous du décalage entre communication de parti et communication de candidat ?

Le système a atteint son dernier degré de perversion. Les partis ont vendu leur label à des candidats qui avaient des moyens économiques pour payer la campagne et qui se sentaient le droit d’instrumentaliser les partis. Les candidats ont souvent montré qu’ils avaient plus d’impact que les étiquettes des partis, soit par la force de l’argent, soit par leur prestige personnel. On doit faire une analyse au cas par cas pour arriver à des conclusions sur les raisons de l’inefficacité de la communication.

 

Le fait que l’Etat marocain joue (ou presque)  la carte de la transparence jusqu’au bout – la publication des résultats détaillés au bout d’une semaine est une première -, veut-il dire, à votre avis, que le régime se démocratise ou qu’il communique mieux ?

La transparence est une condition de la démocratisation, mais avec la transparence seule on ne construit pas une démocratie. Mieux communiquer oblige à être plus transparent. Mais en 2007, la transparence laisse à découvert la profonde précarité d’un système auquel très peu de gens croient. La transparence ne consiste pas seulement à publier avec promptitude des résultats détaillés mais aussi à laisser apparaître nettement la réalité. Nous avons des exemples d’élections au Maroc, comme les municipales de 1997, où les résultats ont été publiés, municipalité par municipalité, peu de jours après leur proclamation. Il s’agissait d’une époque où le quotidien Le Matin servait de courroie de transmission au ministère de l’Intérieur : il publiait les longues conférences de presse de Driss Basri, où paraissaient même, toutes les deux heures, le pourcentage de participation, comme dans le référendum de 1996 par exemple. Mais cette transparence formelle cachait la réalité, c’est-à-dire que les sièges se négociaient. Paradoxalement, les résultats officiels des élections de 2002, a priori les plus transparentes qui aient eu lieu jusque-là, n’ont jamais été publiés. Malgré tout, en 2007 la transparence formelle n’a pas laissé voir la réalité de la corruption. Par ailleurs, on se demande pourquoi les données publiées sur la participation et sur le vote nul ont été arrondies, aussi bien à l’échelle nationale qu’à celle de chaque circonscription, sans la donne exacte, ce qui signifie une marge d’inexactitude qui peut atteindre près de 1%. Les données du vote par circonscription de la liste féminine n’ont pas été, elles non plus, publiées. N’oublions pas qu’il y a un demi-million de votes nuls de plus dans ces listes, qui ont atteint le chiffre record de 1 634 000 votes, soit 28,57 %, chiffre bien plus élevé que les 19 % des listes locales. Ne pas publier ces données interpelle énormément.