Le livre prétexte

Le livre prétexte

Auteur : Richard L. Brandt

La biographie du fondateur d’Amazon.com vient d’être traduite en français : une saga entrepreneuriale et un portrait très critique de Jeff Bezos.

Jeff Bezos est un personnage complexe. « Brillant homme d’affaires avec une vision forte », comparé à Steve Jobs, il n’hésite pas à « pousser son personnel avec la finesse d’un chef de nage pour galériens ». Né en 1964, il montre très tôt un goût prononcé pour l’expérimentation, la lecture et l’informatique. Il fait l’essentiel de sa scolarité dans des institutions pour surdoués et décroche un diplôme en informatique et ingénierie électrique à l’Université de Princeton. Ses premières expériences professionnelles, au carrefour de la finance et de l’informatique, le familiarisent avec les futures potentialités d’Internet – alors limité aux laboratoires de recherche et aux institutions gouvernementales. Jeff Bezos y constate un taux de croissance de 2 300 % et s’interroge sur le type de business plan applicable à cette situation inédite. « Il avait compris qu’Internet deviendrait un gigantesque lieu de rassemblement, explique Richard L. Brandt. Il commença à rêver de devenir le plus grand distributeur sur Internet du monde, peut-être le plus grand distributeur du monde tout court ».

Il choisit le livre parce que c’est un produit familier, léger donc facile à expédier, inscrit dans un marché important et moins créateur de dépendance que celui de la musique ou des logiciels, avec des sources d’approvisionnement en gros et des possibilités de remises. Dès l’été 1994, son équipe, « trois geeks et une comptable » (sa femme), s’installe à Seattle, car c’est un pôle technologique attirant des programmeurs de logiciels, proche d’un entrepôt et d’un nœud aérien. Jeff Bezos investit ses fonds propres, sans se soucier dans un premier temps d’équilibrer son budget. Sa politique ? Investir. D’abord dans l’achat et la conception de logiciels, pour construire une base de données permettant d’accéder, de commander et de suivre automatiquement des millions de titres. Investir dans un navigateur, investir aussi pour sécuriser le paiement en ligne, alors balbutiant, investir pour proposer sans cesse de nouvelles fonctionnalités. Amazon.com est lancé le 16 juillet 1995, l’année où Internet atteint 16 millions d’utilisateurs. Les utilisateurs pionniers lui font une bonne réputation, les commandes, emballées à la main, s’envolent.

S’ensuit une croissance record, qui attire les investisseurs en capital risque, une introduction en bourse réussie, et toujours plus d’investissements pour se diversifier : développement d’une liseuse électronique, le Kindle, lancé en 2007, leader en 2011 avec 47 % de part de marché, malgré la concurrence d’Apple et de Google ; anticipation du Cloud avec Amazon Web Services, qui loue des espaces de stockage de données, etc. Au début des années 2000, Amazon.com n’a pas été épargné par le krach de la « bulle point-com » et Jeff Bezos a dû, pour atteindre le seuil de rentabilité et rassurer Wall Street, mettre en place une gestion plus stricte (abandon des produits non rentables, réduction des coûts, licenciements). Elu « l’homme de l’année » par Time Magazine fin 1999, il est aujourd’hui le 18e dirigeant le plus riche du monde par Forbes en 2010, avec un capital personnel de 12,6 milliards de dollars.

 

Avant tout, vendre

Amazon.com est aujourd’hui un géant du e-commerce : « un tiers des achats sur Internet aux Etats-Unis, une croissance globale trois fois plus importante que celle de son marché, une capitalisation deux fois supérieure à celle de son premier concurrent », etc., rappelle en préface Stéphane Distinguin. Ses points forts : l’efficacité de son service de livraison, l’étendue de son catalogue, la sobriété du site et l’obsession du service client, dans un environnement virtuel où tout est amplifié. « Notre stratégie est de devenir une destination commerciale électronique, affirme Jeff Bezos. Quand quelqu’un se dit qu’il va acheter un produit en ligne, même si nous ne le vendons pas, nous voulons qu’il ou elle ait le réflexe de venir chez nous ». Il ne considère pas son activité comme du « capitalisme pur et dur », même s’il le pratique : il emploie, pour des salaires de misère et des horaires extensibles à merci, des universitaires sur-diplômés à répondre à une douzaine d’emails à la minute (et non à faire du conseil, comme un bon libraire).

Car le livre n’est pas la priorité de Jeff Bezos : « Il utilise les livres comme produits d’appel pour vendre n’importe quoi d’autre », estime Teicher de l’Association des libraires américains. Très vite, Amazon.com a proposé des CD de musique, des DVD, des logiciels, puis des meubles de jardin, des jouets, etc. Il exige désormais des « droits considérables pour apparaître sur le site Amazon.com ». Et il se lance dans la course aux brevets, en n’hésitant pas à breveter des pratiques évidentes décrites de façon large, comme le logiciel « Commander en un clic ». Sa politique de traçage des données personnelles des clients pose la question de la vie privée, de la même manière que pour Google et Facebook.

Le développement d’Amazon.com a surtout ébranlé le secteur du livre. Il maîtrise totalement le processus de stockage et de distribution du livre, et tient les éditeurs sous pression permanente pour obtenir des ristournes. Par rétorsion aux éditeurs récalcitrants, Amazon retire du site leurs livres ou supprime la fonction « ajouter à mon panier ». De même, Amazon a tenté de contraindre les écrivains publiant à compte d’auteur en impression à la demande à passer par sa filiale, CreateSpace. Quant aux libraires, ce sont les grandes chaînes qui ont souffert plus que les indépendants – lesquels doivent néanmoins travailler dans des conditions beaucoup plus difficiles – en raison des remises de 40 % pratiquées par Amazon. Une vision à court terme car, note Richard L. Brandt, « la politique de rabais empêche les distributeurs, les éditeurs et les écrivains de faire des bénéfices. Plus les marges bénéficiaires des éditeurs se resserrent, plus ils se concentrent sur les seuls auteurs qui peuvent leur fournir des best-sellers. C’est pareil pour les librairies, qui ont besoin de faire tourner leur stock pour rester en vie ». D’où une diminution de l’offre… Ainsi, Jeff Bezos « donne l’impression de pouvoir aller jusqu’à détruire l’industrie de l’édition qui lui a permis de démarrer, si cela lui permet de rester en tête ».

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Amazon, les secrets de la réussite de Jeff Bezos

Richard L. Brandt, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Liliane Messika

Editions SW Télémaque, 240 p., 22 €