Le livre en mal de formalisation

Le livre en mal de formalisation

Le Salon international de l’édition et du livre de Casablanca vient de clore sa 16e édition. Cet événement, devenu assez populaire, est l’unique vitrine de la production intellectuelle et littéraire marocaine. Piteuse vitrine : pour 30 millions d’habitants, la production de livres culturels, toutes langues confondues, ne dépasse pas 1000 titres par an. En France, on en publie 60 000 pour 60 millions, et en Iran, 30 000 pour 70 millions d’habitants. Pas de quoi pavoiser. Or, depuis 30 ans, avec l’augmentation de la population et le recul relatif de l’analphabétisme, le nombre de lecteurs potentiels a explosé. Mais ils sont restés potentiels. Le secteur du livre n’a pas suivi l’expansion que lui ouvrait l’évolution démographique et sociale. Du livre culturel s’entend, puisque le livre scolaire, lui, a connu une fulgurante expansion, liée aux efforts en faveur de la scolarisation et aux développements de l’école privée. Les professionnels se plaignent de la désaffection pour la lecture et déplorent un déplacement des valeurs de la culture vers les signes matériels. Mais l’absence de politique étatique responsable permettant le développement d’un circuit sain est la cause majeure de cette régression. Editeurs, imprimeurs, distributeurs et libraires, chacun tente de s’en sortir comme il peut. Au détriment du livre et de la culture...

PRODUCTIONEN CHUTE LIBRE

La production du livre culturel est en chute libre. S’il y a eu un bond faisant passer le nombre de titres publiés annuellement de moins de 100 avant 1980 à près de 800 après 1990, les années 1995 à 2000 ont connu un fort ralentissement. Des éditeurs qui publiaient 15 à 20 titres par an dans les années 1990 en sortent aujourd’hui 6 ou 7. Ramant pour survivre, ils sont à l’écart de tous les débats internationaux actuels, notamment sur l’édition numérique. Ces dix dernières années ont toutefois été marquées par l’émergence de deux créneaux : la BD, notamment historique, et la littérature jeunesse, spécialité de deux maisons d’édition, Yomad et Yanboua Al-Kitab. Mais ces créneaux ne représentent qu’une infime partie de la production. Pour s’en sortir, un nombre croissant d’éditeurs font de plus en plus de scolaire. Sans quoi certains auraient «de la peine à survivre», explique Amina Touzani, dans La Culture et la politique culturelle au Maroc (La Croisée des Chemins, 2003), puisque tous sont restés de petites structures. Publier du livre culturel devient une activité occasionnelle. «Il y a à peine une vingtaine d’éditeurs actifs, qui font plus d’une dizaine de livres par an», regrette Bichr Bennani, cofondateur de Tarik éditions.

Les tirages, en toutes langues, ont fondu : «Il y a quelques années encore, notre tirage moyen se situait entre 3000 et 5000 exemplaires. Aujourd’hui, on est plutôt entre 1000 et 2000 exemplaires», déplore Bichr Bennani. Du reste, le livre n’est plus du tout la seule activité des imprimeurs. «Avant, il n’y avait que quelques imprimeries, qui ne faisaient que du livre», se souvient-il. «Aujourd’hui, il y a une vingtaine de bonnes imprimeries, mais aucune spécialisée dans le livre». «Pour amortir les machines vu le nombre limité de commandes en titres culturels», explique Hassan El Ouazzani, dans son enquête sur Le Secteur du livre au Maroc, état des lieux et perspectives (Publications du ministère de la Culture, 2006), les imprimeurs se sont mis à faire catalogues, dépliants, brochures, revues et journaux, travaux administratifs, et bien sûr du scolaire. Ce qui a fait chuter la part du livre culturel à 17% de l’activité totale.

Cette régression n’est pas palliée par les importations. Selon Bichr Bennani, «on n’importe même pas 10% des sorties littéraires en France». Les 3000-4000 nouveaux titres importés le sont aujourd’hui au compte-gouttes, un ou deux exemplaires, alors que «dans les années 1970, il y avait une importation massive : 500 à 1000 exemplaires». D’où ruptures de stock chez les distributeurs et répercussions sur le dynamisme du secteur marocain: «L’importation est nécessaire», estime Bichr Bennani, qui établit un lien direct entre la baisse des importations et celle de la production locale : «De moins en moins d’offre, donc moins de fréquentation des librairies, donc baisse des ventes». Pourtant, les importations, faites par de grandes et anciennes sociétés de distribution (Sochepress, la Librairie Nationale, la Librairie des Ecoles), mais aussi par de nouvelles petites structures, comme Chellah Livres ou CDPS, n’ont cessé d’augmenter depuis les années 1980 : son chiffre «s’est multiplié par dix», note Amina Touzani, rendant le Maroc «dépendant à plus de 90 % de l’étranger, la France et le Moyen-Orient essentiellement», puisque les livres marocains n’arrivent pas à se placer sur le marché international. L’importation de livres, précise-t-elle, est encouragée par l’absence de droits et de taxes : la tentative de taxer le livre importé avait suscité un tollé en janvier 1996. «C’est plus rentable d’avoir 20% d’un livre importé qui coûte en moyenne 300 DH que 20% d’un livre marocain qui coûte 50 DH», explique Bichr Bennani. Mais là encore, le scolaire domine.

Enfin, pas plus de dix librairies vivent aujourd’hui du livre culturel, et les bouquinistes, à l’origine d’un circuit du livre démocratique et très populaire, sont en voie de disparition, car les ventes se sont effondrées. «Pour certains titres, il nous faudra cinq ou six ans pour en vendre 500 ou 600 exemplaires !», déplore Bichr Bennani. «Certaines publications fondamentales n’atteignent pas 200 exemplaires, avant de disparaître totalement des librairies». Pour s’en sortir en effet, la plupart des librairies, toutes de petites structures, se sont mises à faire du scolaire ou de la papeterie (parfois jusqu’à 30% de leur chiffre d’affaire). Pourtant, la dernière décennie a vu émerger quelques best-sellers, notamment Tazmamart, Cellule 10, d’Ahmed Marzouki (Tarik éditions, 2001), qui a atteint 60 000 exemplaires vendus en français et en traduction arabe. Mais les succès restent très marginaux, au point qu’Ahmed Bouzfour a en 2004 refusé le grand prix Maroc du Livre pour dénoncer la faiblesse des ventes.

ABSENCE DE POLITIQUE DU LIVRE

Face à ce marasme, l’Etat, via le ministère de la culture, a brillé par son absence. Les rares initiatives étatiques se sont avérées insuffisantes ou inadaptées. Après trente ans de négligence de la lecture publique, les récentes ouvertures de bibliothèques et de médiathèques sont trop rares et ne portent pas encore leurs fruits. Quant au SIEL, de l’avis des éditeurs et des libraires, il n’a pas permis d’accélérer les ventes.

Et surtout, le ministère de la culture joue parfois un rôle jugé néfaste par les professionnels. Sa politique de subventions est vivement contestée. «Il faudrait donner des subventions pour s’équiper aux libraires plutôt qu’à l’éditeur, qui, lui, doit assumer le risque», estime Bichr Bennani. Si Hassan Najmi, directeur du département du Livre, est conscient des limites de la subvention actuelle, rien n’a encore été fait pour y remédier. Le fait que le ministère de la Culture s’improvise éditeur et publie des livres avec les fonds publics est également brocardé : les professionnels critiquent la médiocrité des ouvrages publiés et déplorent le manque d’encouragement aux éditeurs.

Par contre, ce qui incombe au ministère de la culture n’est pas fait : il n’a jamais fourni des statistiques fiables sur l’activité réelle de l’ensemble du secteur, ce qui est vécu comme un frein : «L’éditeur ne dispose d’aucune donnée objective qui lui permet d’évaluer le marché et de faire des prévisions», déplore Amina Touzani. Et surtout, en trente ans, l’Etat ne s’est jamais fendu d’une législation appropriée pour encadrer le secteur et lui permettre de se développer sainement.

DIFFICILE PROFESSIONNALISATION

Cette situation a largement nui à la professionnalisation du secteur. Les maisons d’édition, qui se sont créées à partir de la fin des années 1970, surtout à partir des années 1980, ont gardé un fonctionnement profondément artisanal, voire amateur. «Ici, c’est plus sentimental, moins structuré qu’en France», confie Marie-Louise Belarbi, militante du livre depuis plus de trente ans et cofondatrice de la librairie Carrefour des Livres puis de Tarik éditions. Elle constate qu’«il y a beaucoup de gens qui ne sont pas du métier». Faute de moyens, ces sociétés n’ont pas pu développer de pôles distincts pour prendre en charge la direction littéraire, les aspects techniques, et commerciaux : l’éditeur est resté un homme orchestre qui assume toutes les fonctions. Hassan El Ouazzani relève qu’un quart seulement des éditeurs interrogés déclare avoir un directeur littéraire, mais si 75% déclarent avoir un comité de lecture, «leur travail est inefficace vu la non clarté de leur organisation et des modalités de leur fonctionnement». 5% seulement ont un attaché de presse. Bichr Bennani regrette également la baisse de la prise de risque dans le métier : «Certains ne publient des livres que s’ils ont une subvention». Depuis les années 1980, la pratique de la coédition, essentiellement avec des sociétés étrangères, s’est répandue «pour augmenter la sphère de diffusion et partager frais et risques», explique Amina Touzani.

L’imprimerie a connu un grand essor rappelle Hassan El Ouazzani, de 125 unités en 1974 à 426 unités en 2003. Son chiffre d’affaires a nettement augmenté (2328 millions de dirhams en 2002, 2551 millions de dirhams en 2003), de même que les investissements (4% en 2002, 33% en 2003, avec 176 millions de dirhams), ce qui a permis de moderniser les machines. Mais le secteur manque toujours, selon Amina Touzani, de personnel suffisamment qualifié. Et surtout, ce développement s’est fait en accentuant les disparités régionales : depuis 1974, l’axe Rabat-Casablanca regroupe 94% des imprimeries, rappelle Hassan El Ouazzani. Idem dans la distribution, où l’absence de couverture du monde rural n’a pas été endiguée. Pas de quoi soutenir la création d’un marché à l’échelle nationale.

Enfin, la librairie s’est terriblement affaiblie ces dernières années. Dès les années 1990, et surtout après 2000, les créations ont régressé. «Entre 1980 et 2010, il n’y a pas eu l’ouverture de 10 librairies, alors qu’à Barcelone, ils en ont récemment ouvert 10 en 2 ans», regrette Bichr Bennani. La tendance est à la fermeture et à la stagnation : «Les librairies se reconvertissent en café-snack ou glaciers, laissant des villes même universitaires comme Béni Mellal, Settat, El Jadida, etc., de 200 à 300 000 habitants sans une seule librairie !». La formation a longtemps été un problème : jusqu’en 1995, les libraires n’avaient aucune formation spécifique pour renouveler les rayons, organiser des expositions thématiques, faire de l’animation et surtout du conseil. Marie-Louise Belarbi se souvient : «Quand je suis arrivée au Maroc, j’ai été horrifiée de voir le fonctionnement des librairies: les portes étaient toujours fermées, on vous disait de ne pas toucher aux livres !» La création de filières métiers du livre dans les universités à Rabat et Casablanca est encore trop récente pour qu’on en ressente les effets. S’il y a eu quelques progrès au niveau de l’animation, cela reste encore trop rare et trop irrégulier. Pour Bichr Bennani, «il faudrait que les librairies aient quelqu’un qui ne fasse que ça. Or, personne n’en a les moyens». Pour pallier l’effondrement des librairies, Sochepress et les éditions Le Fennec se sont mises à distribuer, depuis 2003, des livres de poche à 10 DH en kiosque, où l’on trouvait surtout des ouvrages à compte d’auteur. Depuis quelques années, les grandes surfaces vendent aussi des livres. Enfin, la librairie en ligne a fait son apparition avec, depuis 2009, www.livremoi.ma ; mais cette société ne propose quasiment pas de livres édités au Maroc (lire p.92).

Et surtout, depuis trente ans, il manque toujours un maillon essentiel de la chaîne du livre, le diffuseur. «Le diffuseur se charge de la promotion du livre auprès des libraires bien avant la sortie et la mise en distribution. Ça permet de jouer sur les tirages et de faire des précommandes», explique Bichr Bennani. Cette absence est regrettée par tous les professionnels, car elle empêche leur coordination. Phénomène accentué par la faible introduction des nouvelles technologies aux différents niveaux, ce qui fait de l’information une denrée rare. Hassan El Ouazzani note que, faute de moyens, seuls 30% des éditeurs interrogés ont un site internet, et pas plus de 65% publient leur catalogue. «Il n’y a pas dix librairies qui se sont mises à internet», constate Bichr Bennani. Pas dix abonnés à Electre, qui propose un catalogue d’un million de références, la possibilité de passer commande et de gérer les stocks, ni à Livre Hebdo, magazine professionnel sur l’actualité du secteur. Electre et Livre Hebdo sont des produits français, dont il n’existe aucun équivalent arabe, ni marocain. Là non plus, aucune initiative n’est venue pallier ce manque. Enfin, aucune association de professionnels n’a réussi à unifier le secteur, ce qui les laisse dispersés et incapables de défendre leurs intérêts.

TENDANCE À L’INFORMEL

Ce qui s’est développé en revanche, ce sont des pratiques de contournement, faisant plonger une grande partie du secteur dans l’informel. Les maisons d’éditions ne produisaient entre 2002 et 2004 que 30,73% des livres parus, notait Hassan El Ouazzani. Or, la multiplication d’acteurs non professionnels (départements officiels, entreprises privées, associations, etc.) n’est pas une garantie de qualité. L’autoédition, surtout en arabe, a explosé : près du tiers de la production entre 2002 et 2004. En fait, beaucoup plus, puisque certaines maisons d’édition pratiquent du faux compte d’auteur, en imposant à l’auteur de prendre en charge l’avance à l’imprimeur au moment de la commande, le paiement du solde à la livraison, la publicité, l’obtention des commandes… Selon Amina Touzani, cela concerne «80% des publications chez des éditeurs marocains et non des moins respectables», qui «omettent en général de mentionner le fait sur l’ouvrage lui-même». Autre pratique en vogue : le compte d’auteur déguisé. Plusieurs sociétés d’édition récemment créées ne publient que les œuvres de leur fondateur, qu’ils n’ont sans doute pas pu faire éditer selon le circuit normal... De même, l’auto-distribution se répand. Hassan El Ouazzani y voit le corollaire de l’édition à compte d’auteur, mais elle est aussi pratiquée par 40% des éditeurs, pour réduire leurs charges.

Ces pratiques supposent un manque de confiance généralisé qui dissuade nombre d’écrivains de publier au Maroc. Faute d’une législation adéquate qui encadre et protège le secteur, cette situation risque de mettre le point final à l’aventure du livre marocain…