Le généricide des marques déposées

Le généricide des marques déposées

Omniprésentes, certaines marques que l’on croit fortes peuvent pourtant être sujettes à un mal sournois : le généricide1! Ce terme,  inventé par les anglo-saxons, qualifie la mort des marques devenues «génériques». En effet, contrairement à ce qu’une certaine croyance populaire laisse supposer, il n’est pas bon pour les produits et les entreprises que leurs noms deviennent le nom commun de toute une catégorie de produits comme Bic, Frigidaire, Kleenex, Sopalin et autres Walkman. Le généricide de telles marques relève même d’une cruelle ironie : les marketeurs et autres responsables de ces entreprises ont tellement bien fait leur travail que leurs produits sont devenus les symboles de tout un secteur. Partant, les noms de marque devenus des noms génériques font perdre tout positionnement différenciateur à l’offre de leurs entreprises ainsi que tout contrôle sur l’utilisation du nom de marque pourtant déposé.

Or, pour rendre leurs produits distinctifs, les entreprises investissent des sommes énormes dans la construction de leurs marques et la dernière chose qu’elles attendent est de les voir devenir des marques génériques, oblitérant ainsi tout retour possible sur les sommes investies en innovation. Que la marque soit omniprésente constitue certes un avantage pour sa notoriété et peut donc faire penser que c’est aussi un avantage pour l’entreprise, ce qui n’est pas forcément le cas : la marque, capital immatériel de l’entreprise, doit être contrôlée pour être rentable. The Coca-Cola Compagny a ainsi investi des sommes importantes dans la dimension immatérielle de son produit (image) et dans le design (bouteille) pour maintenir la distinction avec les autres colas.

L’innovation, cause première du généricide

La transformation d’un nom propre en nom commun est un processus dû au fait qu’il n’y avait pas de nom désignant cet objet auparavant. Avant les Kleenex, les Frigidaires, les Lacoste, il n’y avait pas d’objets dans ces catégories, c’est donc un métonyme qui apparaît sous le nom de marque. La cause première du généricide revient donc au pouvoir innovateur de l’entreprise qui invente de nouveaux objets, capables de générer une demande pour une nouvelle classe de produits ou services et ainsi construire un nouveau marché. Mais ce nouveau marché et cette nouvelle classe de produits nécessitent d’être désignés. Très rapidement, le nom de marque, choisi opportunément par les marketeurs pour être facilement mémorisable et signifier aisément le produit2, ses caractéristiques et bénéfices pour le consommateur, va devenir le nom générique. De plus, l’avantage pionnier de cette marque sur ce nouveau marché lui assure une saillance ainsi qu’une visibilité l’amenant à fournir la dénomination, quasiment lexicale, de la catégorie qui lui est associée. La volonté constante de créer de nouveaux marchés de la part des entreprises est donc une raison majeure, à leur corps défendant, de l’apparition de marques génériques.

Pour bien comprendre ce phénomène, il faut différencier selon deux cas d’innovation :

- l’innovation incrémentale pour laquelle le marché pour une catégorie donnée de produits existe déjà. L’entreprise propose un produit avec une innovation qui, si elle est perçue comme intéressante par les consommateurs (ce qui n’est pas toujours le cas), va lui permettre de distinguer son offre et de facturer un prix plus élevé que la moyenne ;

- l’innovation de rupture pour laquelle le marché pour la catégorie de produits n’existe pas encore. L’entreprise propose un produit qui va créer un nouveau marché et construire une demande de consommateurs qui vont utiliser rapidement le nom de marque du produit pour désigner l’ensemble des produits qui vont suivre dans cette catégorie. C’est là qu’il y a risque de généricide car l’innovation, si elle a permis de créer le marché, ne fournit pas d’avantage distinctif vis-à-vis des produits suiveurs : si tous les essuie-tout sont des «sopalins» alors à quoi ça sert d’en payer un plus cher parce qu’il est de marque Sopalin ?

Quand un nom de marque est aussi utilisé comme marque générique, on se trouve confronté à deux situations bien différentes3. Dans une première situation, le nom de marque est employé avec sa valeur propre : le bâtonnet glacé est de marque Magnum, la carte de paiement est de marque Carte Bleue, le nettoyeur haute pression est un Kärcher, etc. Dans une  seconde situation, le nom de marque est utilisé, par métonymie, pour dénommer toute une catégorie référentielle en lieu et place d’un nom commun : Kärcher désigne n’importe quel nettoyeur à eau à haute pression, quelle que soit sa marque4, Carte Bleue est utilisée comme nom générique de toute carte de paiement de type carte de crédit, Magnum renvoie à tous les bâtons glacés de taille importante. Seule la première situation est juridiquement admissible. La seconde est en contravention avec la législation et n’est par principe réservée qu’à l’usage courant et préférentiellement oral. L’existence de ces deux situations montre bien le double statut sémiotique des noms de marque devenus des génériques de leur catégorie : tendanciellement noms propres au regard de leur usage technique et juridique, tendanciellement noms communs dans l’usage courant.

Dégénérescence de la marque et rôle des consommateurs

Ce phénomène n’est pas nouveau et nombre de ce que nous croyons être des noms communs sont, en fait, des noms de marque dont nous avons oublié l’origine comme alcooltest pour ethylotest, bottin pour annuaire, colt pour pistolet, coton tige pour bâtonnet ouaté, dictaphone pour annotateur vocal, skaï pour cuir synthétique, etc5. Certaines marques sont même devenues officiellement des noms communs et ont perdu leur protection juridique comme escalator, originellement une marque d’escalier mécanique du groupe Otis, ou pina colada, originellement une marque de cocktail du groupe Bardinet. Dans ce cas, le généricide est entériné légalement sous la forme de la dégénérescence de la marque6: le droit sur la marque est perdu par l’entreprise. Pour prononcer la déchéance de l’entreprise propriétaire de la marque, il faut que celle-ci, d’une part, soit restée totalement passive face à l’emploi généralisé de sa marque et, d’autre part, se soit abstenue de réagir contre cet usage. Au contraire, des marques que l’on croit des noms communs sont toujours des marques déposées, dont la protection juridique est défendue, comme ping-pong, marque de tennis de table de l’entreprise Parker. Les colonnes des bulletins juridiques sont même remplies de cas de défense de marques déposées par les entreprises qui s’attaquent aux tentatives de généricide : ainsi Apple défend son App Store contre tout usage générique. Lorsque le groupe Amazon a ouvert son propre portail de téléchargement d’applications Android sous le nom Amazon Appstore, Apple est monté au créneau en défendant l’usage exclusif de la dénomination App Store.

Le rôle des consommateurs n’est évidemment pas négligeable non plus. Si les entreprises fournissent la ressource socio-technique (l’objet et son nom de marque) nécessaire à la transformation en nom commun, ce sont bien les consommateurs qui, dans leurs pratiques linguistiques de tous les jours, s’approprient le nom de marque pour le rendre générique. Ceci est rarement le résultat d’une stratégie consciente mais bien plutôt le résultat des pratiques quotidiennes des individus.

La prolifération des blogs et réseaux sociaux sur Internet a, à ce titre, un effet démultiplicateur de l’appropriation des marques dans le langage courant. On n’est pas là dans le détournement créatif comme l’utilisation de Nuigrave pour désigner une cigarette comme abréviation de «nuit gravement à la santé», mais dans l’intégration de noms aux propriétés référentielles nécessaires à l’activité quotidienne. Il en est ainsi du tweet pour référer à un court message informatif posté sur le web par l’intermédiaire d’un service qui le transmet à des abonnés ! L’usage courant du mot tweet est si important que le dictionnaire Robert illustré & Dixel l’a intégré dans sa version 2012. On voit ainsi comment les dictionnaires se comportent comme des chambres d’amplification du phénomène de généricide en essayant de refléter de manière assez fidèle les habitudes de paroles contemporaines. Le dictionnaire, sorte de gardien de la langue, se doit en effet d’être à l’écoute de son époque et d’assurer la diffusion d’un langage qui ne cesse de se transformer tout en évitant de consigner ce qui pourrait n’être qu’un phénomène de mode. Chaque nouveau mot potentiel est analysé par un jury composé de linguistes, de correcteurs et de documentalistes. De plus, la fréquence d’usage du mot est prise en compte. Avec plus de trente milliards de tweets postés, il paraît ainsi logique que ce mot fasse son entrée dans le dictionnaire.

Ripostes des entreprises

Aujourd’hui, certains signes laissent à penser que le phénomène de généricide est en voie de régression ou, tout du moins, en mutation. Tout d’abord, il renvoie à une pratique de masse qui a moins cours dans une période de fragmentation de la consommation en sous-ensembles tribaux qui s’approprient certaines marques pour en faire des emblèmes communautaires et qui n’ont, par conséquence, pas vocation à se généraliser à la masse du marché. Au contraire des marques génériques, les marques tribales se doivent de rester distinctives pour faciliter la construction identitaire des individus agrégés autour d’elles. Ensuite, les responsables de marque sont aujourd’hui beaucoup plus attentifs qu’avant au risque de généricide et traquent de façon systématique tous les abus de langage faisant passer leur marque pour un nom commun. De plus, ils développent des stratégies qui font sortir la marque du piège du produit unique source de référence à une catégorie précise. Ainsi Miko, propriétaire de la marque Magnum, sort de nombreux produits de catégories différentes sous cette marque comme des barres glacées ou des mini bâtonnets, de manière à éviter le stéréotype catégoriel.

Enfin, le passage de la consommation à la prosumption7, au travers de la montée d’un individu de plus en plus actif dans son interaction avec les ressources offertes par les entreprises, fait baisser la possibilité de transformer un nom de marque en nom commun (App Store et tweet étant des exceptions notables) et augmente celle de le transformer en verbe.  Cette évolution se concrétise par l’emploi de verbes tels que twitter, skyper, facebooker et surtout googler, ce qui est cependant toujours considéré comme juridiquement condamnable.

Ce n’est pas l’innovation simple mais l’innovation de rupture, capable de créer une nouvelle demande, qui est à la racine du généricide. Reste, comme on l’a vu, que tout dépend de l’attitude de l’entreprise. A-t-elle essayé d’anticiper le phénomène en investissant dans une image et un design distinctifs ? A-t-elle lutté pied à pied juridiquement pour traquer tout usage commun de son nom de marque ? A-t-elle tenté de sortir du piège de la marque monoproduit en multipliant les gammes de produits ? En fait, il n’est pas écrit à l’avance qu’une marque doive tomber dans le généricide.

 

1 Ingram J.D., “The Genericide of Trademarks”, Buffalo Intellectual Property Law Journal, Vol. 2, pp. 154-160, 2003-20044


2 Par exemple le nom Walkman (lancé par Sony) dans lequel le verbe to walk signifie marcher et le mot man signifie homme ; ce nom exprime donc clairement le fait que la personne peut l’utiliser tout en se déplaçant


3 Petit G., «Le nom de marque déposée : nom propre, nom commun et terme», Meta, Vol. 51, n°4, pp. 691-705, 2006


4 Le pire pour Kärcher a cependant été atteint quand, dépassant le cadre de la marque générique, le terme a été utilisé métaphoriquement par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur de l’Etat français, dans l’expression «On va nettoyer la cité des 4000 au Kärcher» pour signifier sa volonté d’évacuer la violence et ceux qui la causent de la cité en question


http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_marques_utilis%C3%A9es_comme_noms et http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_generic_and_genericized_ trademarks


6 Soutouf, F. et Bresson, J.-P. «Comment éviter la dégénérescence d’une marque», Revue des Marques, N°60, Octobre 2007


7 Ritzer G. et Jurgenson, «Production, Consumption, Prosumption : The Nature of Capitalism in the Age of the Digital «Prosumer»», Journal of Consumer Culture, Vol. 10, N°1, pp. 13-36, 2010