La jeunesse, nouvelle classe sociale

La jeunesse, nouvelle classe sociale

cemment interrogés sur leurs attentes quant au changement de Constitution, un échantillon de Marocains âgés de 15-29 ans a majoritairement affirmé son souhait de voir «augmenter les opportunités d’emploi pour les jeunes». La préférence exprimée fut commentée dans les termes suivants par le journaliste : «On le voit bien, nos jeunes n’ont ni les outils ni les mots pour en mener large sur des concepts qui servent à qualifier la vie publique… Mais qu’enseignent donc les professeurs à leurs élèves1?!»

Le sarcasme de ce commentaire - qui trahit une vision du politique proche du paternalisme et cantonnée à de grands concepts abstraits - met malgré tout en évidence un élément fondamental à la compréhension des transformations en cours : la conception de la jeunesse est en train de changer. Un jeune, au Maroc, c’est traditionnellement «quelqu’un qui vit encore chez ses parents». L’organisation d’un tel sondage, ses résultats, et les commentaires du journaliste révèlent de façon éclairante comment le Mouvement du 20 février et les débats qu’il a suscités ont renouvelé les significations associées à la «jeunesse» dans le langage courant, sans pour autant que ces transformations soient prises en compte dans le débat politique. D’Oussama El Khlifi, l’un des plus médiatisés initiateurs de l’appel à manifester, nous avons certes appris par la presse nationale et même internationale qu’il habite à Salé à la maison de son père, mais surtout que, à 25 ans, avec un diplôme d’une école privée d’informatique il a enchaîné de petits boulots sans avoir encore trouvé un emploi stable2. Autrement dit, les «jeunes» à la une de l’actualité marocaine ne sont pas seulement ceux qui «habitaient encore chez leurs parents», mais aussi et surtout ceux qui étaient en quête d’un emploi stable, ou à la recherche de la meilleure voie pour accéder au marché du travail.

Qualifier les individus mobilisés de «jeunes» - appellation aussi bien revendiquée par ceux qui protestent que par ceux qui sont la cible de leurs récriminations, par les détracteurs de ce mouvement et par les observateurs - sous-entend désormais davantage un problème d’emploi et de formation qu’un problème d’autonomie et de hiérarchie dans la société. Les revendications sociales autour de l’emploi et de l’éducation sont certes ancrées dans une critique radicale des modalités de gestion des services publics, considérés comme désastreux, mais trahissent aussi une demande parallèle de renouvellement de la mission du «public», par la prise en charge des besoins sociaux essentiels.

La privatisation de l’enseignement comme assurance d’employabilité

Les mouvements sociaux actuels offrent un angle d’observation inédit sur le lien entre emploi et éducation, et plus précisément sur la vision utilitariste de la formation caractéristique du néolibéralisme, dans laquelle l’éducation est conçue de façon subordonnée par rapport aux demandes du marché de travail. Le débat sur l’adéquation des profils des diplômes par rapport aux exigences du «marché» est revenu au centre des débats publics au début de l’année :

les déclarations se sont multipliées sur la possibilité de créer rapidement des emplois, à condition d’améliorer et de transformer radicalement les conditions de formation des jeunes. Tel est par exemple le cas du secteur textile qui estimait que 20 000 nouveaux postes auraient pu être créés si la formation avait été adaptée3. Depuis des années les industriels affirment ne pas trouver les «profils adéquats» pour les emplois qu’ils proposent alors que des milliers de jeunes diplômés ne trouvent pas de travail.

Les pouvoirs publics ont traditionnellement répondu à cette demande d’adéquation au marché de travail en favorisant le développement de systèmes d’enseignement privés bien que leur origine au Maroc n’est pas liée à ce souci d’employabilité : les premières «écoles libres», durant le protectorat, entendaient assurer aux fils des nationalistes une éducation politique, tout à la fois «moderne» et «ancrée dans l’identité nationale». Le second temps de développement du secteur privé d’enseignement, lui aussi déconnecté des questions d’emploi, date de la politique d’arabisation de l’enseignement (1975 - 1980) : cette dernière ne fut pas accompagnée de ressources pédagogiques adéquates, selon les arguments avancés par ceux qui cherchent dans le privé un «enseignement de qualité». La réponse de l’Etat, entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, fut donc d’homologuer certains instituts de formation privés, et d’établir une équivalence entre la formation publique et ces derniers, notamment des écoles étrangères (françaises pour la plupart). Ce n’est qu’au cours des années 1990, avec la contraction de l’emploi public et avec la montée en puissance du mouvement des diplômés chômeurs, que la question de la formation a commencé à être liée à celle de l’employabilité. A partir de cette date, le secteur de l’enseignement privé connait une croissance extraordinaire, en passant de quelques dizaines d’établissements à la fin des années 1980 à plus de 5 000 en 2010. Aujourd’hui, dans la région du Grand Casablanca, presqu’un tiers des élèves du cycle primaire sont inscrits dans le secteur privé, ainsi que 12% des étudiants du collège et 14% des étudiants du lycée. Ces pourcentages atteignent des niveaux surprenant dans le domaine du préscolaire, où 92% des enfants sont inscrits dans le privé4.

L’auto-entreprenariat comme alternative au chômage

Mais cette préoccupation d’employabilité ne concerne pas seulement le développement de l’enseignement privé ; il est intéressant de noter que c’est à la même époque que les stratégies publiques de promotion de l’entreprenariat commencent à émerger, notamment dans les programmes de «départ volontaire de la fonction publique» dont la finalité était, selon la rhétorique officielle, de «permettre de dégraisser l’administration publique pour gérer d’une manière rationnelle et moderne et ses ressources humaines et ses dépenses»5. De tels programmes, qui ont concerné environ 38 000 anciens fonctionnaires, se basaient sur un mécanisme de soutien à la création d’entreprise, à travers des programmes de formation et d’encadrement et des dérogations fiscales6.

Suivirent des programmes destinés aux diplômés des nouvelles générations, n’ayant désormais plus accès automatique à la fonction publique : qu’il s’agisse des activités de l’Agence Nationale pour la Promotion de l’Emploi et des Compétences (ANAPEC), de l’Office National pour la Formation Professionnelle et la Promotion du Travail (OFPPT), du plus récent Moukawalati, ou de la promotion d’Activités génératrices de revenus (AGR) dans le cadre de l’Agence du développement social (ADS) ou de l’Initiative Nationale pour le Développement Humain (INDH), il s’agissait de fournir aux individus les moyens d’assumer un rôle actif dans la création d’opportunités d’auto-emploi ; autrement dit de promouvoir le marché en tant que meilleur lieu de formation et d’accès à un emploi stable.

La difficulté qu’ont les «jeunes instruits» de trouver un travail est ainsi devenue un argument de légitimation des institutions d’enseignement privées, mais aussi une justification à la politique de promotion du micro-entreprenariat. Cette double évolution a pour effet d’amener, d’une part, les familles à dépenser des sommes toujours plus importantes dans l’éducation de leurs enfants, parfois au prix de sacrifices quotidiens et, d’autre part, les jeunes instruits à réduire les critiques envers le modèle économique inégalitaire et au contraire à y participer en prenant en charge leurs propres chances d’insertion dans le marché du travail. On le comprend, sous-jacent à ce changement de perspective, il y a la volonté de transformer un «chômeur» en «chercheur d’emploi» ou plutôt en entrepreneur potentiel.

Dans ce contexte, le contenu de l’enseignement doit changer : l’accent est mis sur des matières estimées a priori porteuses dans le contexte économique actuel à l’instar de la gestion, du marketing, de la communication, de la finance, du multilinguisme, de l’informatique. Ces matières, au cœur de la formation, fournies par les systèmes d’enseignement privés aux futurs cadres et managers caractérisent aussi les programmes destinés à la reconversion des chômeurs en micro-entrepreneurs. Que ce soit dans l’économie capitaliste ou dans l’économie dite solidaire ou associative, le métier ne semble plus important ; «gérer» et «vendre» deviennent les véritables compétences et savoir-faire reconnus.

Par ailleurs, les manifestations des jeunes diplômés devant le parlement ont amené les pouvoirs publics à réviser leurs modalités d’action dans divers domaines, en favorisant l’initiative privée. L’investissement dans l’éducation a bénéficié d’un régime fiscal avantageux durant les premières années de création, et d’un fonds pour l’appui à l’investissement (Fonds pour la Promotion de l’Enseignement Privé, FOPEP).

La micro-entreprise profite encore aujourd’hui d’une certaine souplesse en matière de formalisation des activités productives, de l’encadrement contractuel des employés, et d’impôts. En outre, le contrôle du respect des normes dans le secteur privé d’enseignement est souvent laxiste et indulgent.

D’une classe d’âge à une classe sociale?

Face à cette situation et à la montée des revendications, le malentendu semble l’emporter. Le «20 Février» a entre autres exprimé la généralisation des demandes de vie digne et du droit au travail, autrefois monopole du mouvement des diplômés chômeurs. Cependant, la réponse étatique a pris essentiellement la forme de mesures occasionnelles d’embauche et de l’ouverture de nouveaux chapitres dans le dossier du dialogue social. Quoique beaucoup plus anciens, les termes du débat sur les réformes du secteur de l’éducation et de l’emploi n’ont, quant à eux, pas été renouvelés.

Tous les acteurs ont contribué à structurer ce malentendu. D’une part, la critique sociale au cœur des protestations reste limitée, les revendications se réduisant à la création d’emplois dans la fonction publique. De l’autre, les pouvoirs publics comme le secteur privé ont compris les protestations et notamment la dénonciation de la mauvaise gestion des services publics comme un encouragement à les démanteler et à les privatiser. Ce faisant et c’est là que réside tout le paradoxe, le processus de marchandisation et d’entrepreneurialisation ne cesse de s’approfondir, alors même que les conséquences de ce processus sont précisément au centre des critiques que les protestataires adressent aux pouvoirs publics, même si c’est le plus souvent de façon implicite. Dans un système où l’entrepreneuriat est soutenu sans réserve, la subordination de la formation aux exigences du marché du travail n’a pas été remise en question ni par les mouvements sociaux actuels ni par le processus de réforme en cours. Elle se traduit notamment par l’émergence d’un secteur tertiaire fait d’une pléthore de consultants, d’animateurs, de formateurs et d’enseignants vacataires chargés d’assurer un apprentissage du «marché». Autrement dit, on ne fait qu’offrir aux protestataires des conditions de travail qu’ils dénoncent. 

Le fait de qualifier de «jeunes» ces acteurs est une façon de nier le conflit à l’origine de leur insertion sociale précaire, tout en normalisant la nature inégalitaire du modèle économique sous-jacent à ces formes de travail. Jusqu’à quand les jeunes accepteront-ils de vivre «chez leurs parents»?

 

1 Voir édition du 11 août de L’Economiste : http://www.leconomiste.com/ article/886053-grande-enquete-de-l-economiste-sunergia-sur-les-jeunesbrtant-d-espoirs-mis-dans-la-co
2 Voir parmi d’autres: http://www.aufaitmaroc.com/actualites/maroc/2011/3/6/le-jeune-marocain-oussama-el-khlifi-le-che-de-salehttp://www.liberation.fr/monde/01012333605-oussama-el-khlifi-detonateur- de-la-contestation-au-maroc
3 Voir par exemple «Retour du plein emploi dans le textile», L’Economiste n° 3848 du 11/03/11, http://www.leconomiste.com/article/retour-du-pleinemploi- dans-le-textile
4 Source: Académie régionale de l’Education et de la Formation, mars 2011
5 Information fournie par le site officiel www.maroc.ma
6 Voir Ben Osmane K., «Le programme de départ volontaire de la fonction publique marocaine», Meeting on Sharing of Best Practices and Innovation in Governance and Public Administration in the Mediterranean Region, Rabat, 22/04/05 AIC