La classe moyenne conjugée au féminin

La classe moyenne conjugée au féminin

Au Maroc, la promotion de la «classe moyenne» est aujourd’hui au cœur des préoccupations politiques. En l’absence de mouvements de défense des classes moyennes permettant d’y associer des valeurs symboliques et des aspirations politiques qui renverraient vers une conscience d’appartenance commune, les labels «classe moyenne» ou «classes moyennes2» restent des catégories sociales insaisissables, se dérobant à toute tentative de définition et de quantification. De même, théoriquement parlant, l’expression reste ambivalente, elle «évoque un entre-deux à géométrie variable entre les classes supérieures et les classes populaires» (Bosc, 2007 : 5).

L’entrée pratique pour cette étude a été, comme il est souligné dans l’introduction de ce dossier, une investigation auprès des prescripteurs qui ont besoin de construire une image de la classe moyenne, afin de la cibler par leurs différents produits. Le propos ici sera d’essayer d’articuler ce qui ressort de ces thèmes en rapport cette fois avec le genre.

En Tunisie3, pays auquel nos interviewés se référent volontiers pour établir des comparaisons, la classe moyenne serait plus visible. Et parmi les conditions ayant contribué à son émergence, note le président de la Banque tunisienne de solidarité, Mohamed Lamine Hafsaoui, il y a la libération de la femme : «Sans l’implication de la femme, la classe moyenne serait une chimère»4.

Qu’en est-il au Maroc ? Quel est le rôle de la femme dans l’émergence d’une classe moyenne ? En prenant le ménage comme unité sociale de base, quel rôle joue la femme dans l’accès et le maintien dans la classe moyenne? Est-ce que le salaire féminin est indispensable aux ménages marocains pour pouvoir prétendre au statut de classe moyenne ? Et enfin quel est le portrait d’une Marocaine «moyenne5» ?

Si l’intérêt pour les classes moyennes commence à s’affirmer et semble aller grandissant, encouragé par la prise en charge par les institutions politiques de cette question, il n’en demeure pas moins que les femmes restent largement absentes de ces études et analyses6. Ainsi, nous nous essaierons, à partir des entretiens effectués, à débusquer les différentes représentations et discours sur la femme.

Travail des femmes, double salaire et conscience de soi

Pour beaucoup de ménages, le salaire féminin est devenu l’apport indispensable pour pouvoir désormais prétendre au statut de classe moyenne. L’hypothèse qui sous-tend cette idée est que le principal effet de l’emploi féminin est de «brouiller la stratification et de renforcer le  mouvement de moyennisation : en bas, si le métier de la femme est supérieur, il fait monter le ménage dans la hiérarchie ; en revanche en haut, un métier de la femme inférieur à celui du mari ne fait pas descendre le ménage» (Mendras 1988 [1994], 67).

Au Maroc, la croissance du taux d’activité des femmes a quadruplé : «Entre 1960 et 1995, le taux d’activité des jeunes femmes a été multiplié par 4, de 10% à 37%. Les nouvelles habitudes de travail ont influencé le mariage et la reproduction en entraînant de nouvelles contraintes horaires et un étiolement des réseaux familiaux qui prenaient en charge l’éducation des enfants» (Courbage & Todd, 2007 :73).

Nos interviewés ont identifié le travail de la femme, et donc le double salaire, comme l’une des caractéristiques de la classe moyenne marocaine : «La femme a contribué beaucoup à ce que la famille soit au niveau de la classe moyenne » (H. Faridi, Jetsakane / Diapason). Le double salaire est important, ajoute-t-il, pour «accéder à un niveau d’autonomie, de responsabilité, de pouvoir, de pouvoir de consommation, de pouvoir de sécurité. Et donc, à la classe moyenne... «C’est ainsi que dans un couple, les deux sont actifs et «peuvent constituer un statut… D’ailleurs, aujourd’hui, on voit beaucoup de jeunes hommes qui disent ‘je veux me marier avec une jeune femme qui travaille, je ne veux plus me marier avec une femme au foyer, je n’en ai pas les moyens».(A. Lahbabi, Veolia).

Au-delà, le travail de la femme se voit même érigé en principe dans l’intérêt de chacun : «Le coût de la vie est tellement élevé que n’importe quelle classe devrait normalement avoir les deux conjoints qui travaillent … Et si quelqu’un n’y pense pas assez aujourd’hui, c’est qu’il n’est pas dans l’état d’esprit de faire avancer ni son foyer, ni son avenir» (H. Lahrizi, Sochepress). Par le travail, la femme s’affirme donc, et acquiert son indépendance financière.

En tenant compte, plus globalement, de l’évolution démographique de la société (la famille nombreuse n’est plus la norme), il s’avère qu’au milieu de la pyramide sociale, ces transformations ont engendré des changements dans les comportements et les rapports hommes/femmes de telle sorte que «l’homme est bouleversé, dans sa position de chef de famille, de leader» (M. Ezzouak, Yabiladi). Par ailleurs, la femme a acquis une conscience de son statut pour la prise de décision en matière de contraception : «La femme est en mesure maintenant de dire ‘non je ne peux plus faire beaucoup d’enfants’. Et vous n’avez qu’à voir le taux de croissance démographique. Ce n’est pas parce que c’est trop cher. C’est parce que la femme [éduquée et autonome] a conscience d’elle-même... « (Lafdali : Entrepreneur, syndicaliste).

Par l’instruction, le travail (qu’il soit dans le privé ou le public) et l’accès au microcrédit, la femme acquiert autonomie financière, respect et pouvoir : «Moi, je crois qu’il y a eu des changements notoires avec la modification du code de la famille, mais aussi avec le microcrédit. (…) 80 % des crédits de notre fondation vont aux femmes, cette priorité a toujours été voulue. Les femmes deviennent des chefs de famille. Soit elles assument la famille, soit elles participent financièrement et le mari les respecte…» (N. Ayouche, Zagora).

 

La femme célibataire, une inconnue

Si la femme mariée contribue grandement à l’accès de sa famille au statut de classe moyenne, qu’en est-il de la célibataire ? D’abord, soulignons que, selon nos interviewés, le mariage reste une valeur incontournable : «Le mariage, c’est comme la maison, l’accès à la propriété, c’est un incontournable ici» (M. Lazrak, Organisme culturel). Ceci semblerait encore plus vrai pour la femme, car il en va de sa reconnaissance sociale: «La femme au Maroc vivra toujours dans le sillon d’un homme… Il faudra qu’elle trouve un mec : le mari, de manière à ce qu’elle soit reconnue socialement». (A. Boucetta, Directeur commercial).

Si par rapport à la femme, le conformisme l’emporte, d’autres interviewés indiquent que le rapport au célibat masculin a tout de même évolué dans la société marocaine. «Aujourd’hui, on a commencé à cibler dans le marketing … cette icône du célibataire, quadra, bien dans sa peau, qui ne souffre d’aucun problème visiblement, autonome, complètement autonome. Et dans les produits qui se proposent à la vente et donc en marketing, il y a des produits qui s’adressent à lui. C’est totalement nouveau» (H. Faridi, Jetsakane et Diapason). Cela montre, a contrario, que la femme quadra, célibataire, autonome et bien dans sa peau, quoique réelle, n’est qu’une ombre, invisible et pas encore reconnue.

Adiba Lahbabi (Veolia Maroc) appréhende cette figure naissante de la femme classe moyenne, non mariée: « [Il y en a qui se disent] ‘je ne me marie pas parce que je n’en ai pas les moyens. Et puis, j’ai envie d’accéder à un standing de vie. Or, si je me marie, je n’aurai pas accès au logement, j’habiterai chez mes parents... Qui dit mariage, dit forcément beaucoup de frais, des enfants’. Ces femmes-là ne se marient pas du tout ou se marient tard, pour justement accéder à tous ces biens de consommation. [Il y en a aussi qui se disent] : ‘Je fais ce que je veux, je voyage …’. Celles-là n’ont plus cette contrainte familiale qui fait qu’à 18 ans, elles doivent être casées, mariées. Elles n’en ont pas besoin. Avant, les femmes se mariaient par besoin : d’abord, elles étaient prises en charge par le père puis par leur mari. Aujourd’hui, elles ont un salaire, un job, sont beaucoup plus regardantes, plus exigeantes par rapport au mariage, elles doivent se dire : ‘Mieux vaut vivre seule que mal accompagnée. Et puis, de toute façon, je gagne ma vie, donc je n’ai pas besoin forcément de m’embarrasser d’un partenaire’». C’est un nouveau type de comportement que l’accès à la mobilité sociale autorise, mais qui demeure marginal.

Par-delà le mariage, les classes moyennes génèrent-elles des modifications dans les rapports hommes/femmes : le rapport à l’émancipation, à la domination, aux stratégies matrimoniales. Il ressort de nos entretiens que la femme objet de notre étude a des facilités dans son quotidien dont la femme des classes populaires ne dispose pas. Le fait qu’elle soit motorisée, par exemple : elle aura tendance à «transgresser» certains interdits auxquelles la femme des milieux défavorisés se doit de se soumettre : «Puisqu’elle est motorisée, elle se permet plus de déplacements, elle peut rentrer tard, sortir tôt, voyager» (H. Feddi : Marwa).

Aussi, excepté pour les produits de beauté et de mode, les «prescripteurs de la classe moyenne», ciblent-ils essentiellement le couple. C’est par exemple le cas dans l’immobilier : « (…) on a travaillé sur le ménage et pas sur l’individu (…) Moi, je travaille sur le ménage. C’est une unité statistique, de planification» (D. Effina, Al Omrane). Un autre exemple dans la vente de voiture : «Pour le segment classe moyenne, nous avons la Corolla qui lui correspond parfaitement : c’est pour le couple, le ménage marocain, marié, père et mère de deux enfants» (M. Iraki, Toyota Maroc).

Portraits-types de la femme classe moyenne

Le portrait de la femme de la classe moyenne, tel qu’il ressort de nos entretiens, est multidimensionnel, selon le métier de nos interlocuteurs qui la ciblent comme cliente. En gros, le portrait-type qui ressort des différentes conceptions, c’est celui d’une femme citadine, éduquée, active avec un revenu relativement stable, «moderne7», avec un mode de vie urbain, mariée ou disposée à l’être, «fashion», consommatrice.

C’est ainsi que dans le domaine de la mode et de la couture, la femme classe moyenne est avant tout «fashion», elle est la plus ouverte aux modes européennes, elle est plus intéressée par la mode, elle veut montrer son aspect moderne, son indépendance, elle s’affirme, est éduquée et active.» (H.  Feddi, enseigne Marwa).

Dans le domaine de l’automobile, «la clientèle féminine prend un certain poids». Contrairement aux hommes, «Les femmes sont plus sensibles (…) au design et à la sécurité du véhicule» (Iraki, Toyota Maroc). Par ailleurs, le «consommateur se féminise de plus en plus dans son processus d’achat. Vous avez même parfois des clients, des hommes, qui vous disent : ‘la forme, je n’aime pas trop, je préfère telle ou telle forme’ parce que derrière, il y a une femme qui a du poids dans le processus de décision»(M. Iraki, Toyota Maroc).

Dans le domaine de l’édition et de la presse dite féminine, c’est la femme moderne, qui travaille, qui est visée : «Je ne vois aucun magazine aujourd’hui qui soit pour la femme au foyer» (H. Lahrizi, Sochepress). Sur le fond, les femmes semblent être moins portées sur la politique que les hommes. «Quand on va parler de politique [dans un magazine], vous allez avoir beaucoup plus d’acheteurs hommes que femmes. [Pour] les quotidiens aussi, les hommes sont plus intéressés. À moins que ce soit un quotidien vendu ou à la portée dans les sociétés, là les femmes le reçoivent». (Lahrizi, Sochepress).

Consommation et publicité : les «parades» du genre8

L’entrée «publicité et consommation» est très riche en informations. En effet, si les producteurs et les marketeurs traduisent les évolutions de la société en offrant des produits adaptés aux nouveaux modes de vie de cette nouvelle femme, ils contribuent en retour à la création et/ou au renforcement de certains clichés. Il est intéressant d’observer à ce propos les différentes images véhiculées par les publicités, de voir comment elles établissent une distinction entre les domaines destinés spécifiquement à la femme et ceux destinés plus globalement à la famille/ménage et, dans ce dernier cas, la place qu’occupe la femme dans ce dispositif.

Nous nous basons ici sur quelques photographies publicitaires9 illustrant le ciblage de la femme par les «prescripteurs de la classe moyenne», en lien avec la consommation (automobile, immobilier, mode etc.). Prenons l’exemple de la publicité dans le  secteur de la vente de voitures. Là, la taille de la voiture est importante à considérer dans les publicités. C’est ainsi que tandis que monsieur classe moyenne va rouler dans une berline de moyenne gamme – perçue comme trop encombrante pour la femme –, madame, elle, choisit une petite voiture, dite «citadine». Ce choix est par ailleurs influencé par la publicité qui la cible directement comme cliente en lui présentant une petite voiture neuve et fonctionnelle avec un design et un look sexy. M. Iraki (Toyota Maroc) nous détaille ces différences homme-femme en ces termes : «Alors, vous avez, la micro-citadine et la citadine, le gros du marché. En fait, ce sont les femmes qui les achètent. Je n’ai, par contre, pas de chiffres à vous donner. D’ailleurs le choix des femmes se fait en dehors de la considération de la marque. D’où le succès, par exemple, de la Kia Picanto : une petite voiture effectivement, un modèle… à un prix très intéressant. Donc ça dépend un peu du profil de la consommatrice marocaine, qui, dans ce cas10, est cadre moyen dans une entreprise. En général, elle démarre avec ce type de voiture».

Au-delà du produit, la taille de la voiture (petite pour la femme, grande pour l’homme) nous ramène à l’analyse de Goffman (Gender Advertisements). L’on pourrait avancer l’hypothèse que cette différence de taille de la voiture commercialisée par la publicité renvoie quelque part à une certaine conception des rapports entre les sexes et les représentations du féminin et du masculin dans la société. Et ce, dans la mesure où la «grande taille» de l’homme est mise en avant pour signifier la supériorité de son statut alors que la «petite taille» de la femme la représente comme assistée. Goffman considère que les publicités ne font que reproduire les rapports traditionnels entre les sexes dans une société : «La plupart des publicités mettant en scène des hommes et des femmes évoquent plus ou moins ouvertement la division et la hiérarchie traditionnelles entre les sexes. Ainsi la femme apparaît le plus souvent dans des positions de subalterne ou d’assistée. Inversement l’homme, dont la taille plus élevée symbolise le statut supérieur, est représenté dans une posture protectrice qui varie suivant le lien social qu’il entretient avec ses partenaires : familial professionnel, amoureux » (Goffman, 1977 :38).

Femmes,  tradition et modernité

A ce propos, on peut établir une distinction entre l’évolution que permet la mobilité sociale et, à l’inverse, la facilité de cette mobilité par la modernisation de la société et des individus ; les trajectoires possibles pour les femmes dans ces évolutions et les limites ou les frontières infranchissables pour elles, ou qu’elles doivent respecter pour pouvoir prétendre à un certain statut.

Concernant le premier point, la mobilité sociale impliquerait que les acteurs sociaux soient amenés à modifier leurs codes de comportement, ayant désormais un rang à tenir dans la société. Dans ce sens, la classe moyenne ne serait pas uniquement une position déterminée économiquement, mais quelque chose qui s’approche de la culture de classe, et qui aurait des implications sociales, notamment en ce qui concerne la promotion du rôle de la femme.

La question peut aussi être appréhendée de manière inverse, en supposant que l’évolution de la société dans le sens de la modernisation contribuerait au renforcement de la classe moyenne. Dans ce sens, et si l’on retient l’hypothèse qui voudrait que la femme joue un rôle dans l’accès et le maintien dans la classe moyenne, on peut voir toute l’importance que revêtent des questions comme l’éducation ou le travail de la femme.

Ceci dit, les interviewés soulignent suffisamment que l’ascension des femmes n’est pas exempte d’embûches. Ainsi, si le domaine économique par exemple leur est accessible, le renoncement à la prétention au pouvoir politique serait le prix à payer pour cet accès. Ainsi donc, à parcours professionnel égal, il reste toujours à la femme à combler le déficit en pouvoir, et à s’acquitter du prix de sa promotion.