Jeunes textiliennes : exploitation ou émancipation ?

Jeunes textiliennes : exploitation ou émancipation ?

L’industrie de textile au Maroc emploie majoritairement une main-d’œuvre féminine composée essentiellement de jeunes filles. Le taux de féminisation de l’emploi dans ce secteur s’élève à 75%. Notre enquête menée à Casablanca auprès de ces ouvrières révèle que 43,9% d’entre elles ont moins de 25 ans, que 62,1% sont célibataires et que 60,1% vivent avec leurs parents ou un proche1. Pourquoi donc ce secteur emploie-t-il essentiellement des ouvrières jeunes et célibataires ? L’accès de ces filles au statut de jeunes ouvrières est-il un vecteur d’autonomisation ou bien est-il, au contraire, un signe de de dépendance ? Ces questions sont cruciales pour comprendre les enjeux liés à la féminisation de l’emploi et à la présence significative des jeunes filles dans plusieurs secteurs d’activités industrielles et de services, formels ou informels (textile, câblage automobile, restauration et hôtellerie…). Il semble bien qu’au Maroc, la féminisation et le rajeunissement des populations actives dans certains secteurs et segments d’activités, dans un contexte de crise d’emploi et de recul du travail féminin, est plus un indicateur de fragilité pour ces jeunes filles. Notre contribution se focalisera sur le cas des jeunes ouvrières du textile. L’analyse proposée prend appui sur les données d’une enquête menée par questionnaires auprès de 350 de ces ouvrières casablancaises. Ce sont essentiellement les jeunes ouvrières de moins de 25 ans qui seront au centre de notre analyse. L’objectif est de donner un aperçu sur leur profil, les conditions de leur entrée dans le monde de la confection et les modalités d’exercice de leur activité, et d’éclairer les paradoxes inhérents à leur statut de jeunes ouvrières.

Profil des ouvrières casablancaises de textile : une forte présence des jeunes filles célibataires

La plupart des ouvrières de textile vivent avec leurs parents et sont issues de milieux sociaux défavorisés. L’insuffisance de sources de revenus pour la famille les pousse à chercher un emploi qui leur permet de soutenir leurs parents, parfois même d’assurer à elles seules la survie du ménage. En effet, 71,2% des ouvrières de moins de 25 ans ont déclaré qu’elles contribuent à prendre en charge leurs familles, et 26,1% se trouvent dans une situation où elles sont les seules pourvoyeuses de revenus pour le ménage. Ces ouvrières ont également en commun une sortie précoce du système scolaire, et l’entrée prématurée et sans qualification dans la vie active. Elles ont quitté l’école soit au cours, soit juste après l’école primaire. En effet, 77,5% ont quitté les études avant la fin du premier cycle des études secondaires (le collège). Ces ouvrières sont en majorité jeunes et célibataires. Ces deux caractéristiques de la main-d’œuvre, prédominantes dans le secteur du textile, peuvent laisser supposer qu’il s’agit du profil le plus recherché par les employeurs à l’embauche. Les employeurs de ce secteur préfèrent recruter les jeunes filles célibataires pour des raisons d’efficacité économique. Elles sont perçues comme étant économiquement plus rentables pour les entreprises. Les employeurs de ce secteur qui travaillent souvent au rythme de la fluctuation des commandes ont besoin d’une main-d’œuvre féminine flexible, disponible et complètement dédiée au travail à l’usine. Pour cette raison, ils préfèrent recruter des jeunes filles célibataires plutôt que mariées, ces dernières étant moins disponibles à cause des leurs charges domestiques et leurs obligations familiales. La forte présence des jeunes filles célibataires dans ce secteur découle également des inégalités basées sur le genre face au marché du travail. Les jeunes filles s’adonnent plus au travail dans l’industrie de textile parce que, d’une part, c’est ce secteur-là qui leur offre le plus d’opportunité d’emploi dans des conditions souvent difficiles et que, d’autres part, elles se trouvent désavantagées quand elles cherchent à accéder à des emplois plus valorisants ailleurs. La sur-représentativité des jeunes filles dans ce secteur serait ainsi plus un signe de précarisation. Elle montre que la dynamique économique et industrielle de ce secteur repose en grande partie sur l’exploitation de la force de travail des jeunes filles (Bourqia, 1999). Soumis à une forte concurrence internationale, le secteur de textile tend à surexploiter une main-d’œuvre féminine assez jeune et à compresser les salaires pour rester compétitif (Belghazi, 2000).

Fragilité de l’insertion des jeunes ouvrières dans le travail

Le recrutement et les conditions d’embauche sont les premiers signes de la fragilité de l’insertion socio-économique de ces jeunes filles par le travail. L’écrasante majorité de ces jeunes ouvrières a été recrutée en se présentant à la porte, soit 85,6%. Le recrutement à la porte des usines permet aux employeurs d’avoir une large possibilité de manœuvre pour la durée d’embauche et d’opter pour une politique de bas salaire. En effet, les revenus salariaux des jeunes ouvrières sont faibles et irréguliers. 62,7% ont déclaré qu’il arrive souvent que leur salaire diminue à cause de la baisse des commandes, et 37,7% ont considéré que leur salaire ne correspond pas toujours aux nombres d’heures travaillées. Mais ces revenus, même faibles et irréguliers, sont vitaux pour la survie de la famille, ce qui explique en partie l’attachement de ces jeunes filles ouvrières à leur travail souvent exercé dans des conditions difficiles. D’ailleurs, 83,5% ont déclaré qu’elles ne possèdent pas une carte de travail. Les difficultés rencontrées liées à la surcharge de travail ou aux horaires supplémentaires non payés, la courte durée de travail offert, la fatigue engendrée par les longs trajets à parcourir pour se rendre au travail sont autant de facteurs d’insatisfaction qui provoquent chez les jeunes ouvrières un rapport désenchanté au travail. Elles présentent systématiquement leur travail à l’usine comme étant « pénible » et « épuisant » mais « nécessaire » et « obligatoire » pour aider la famille en attendant un autre travail moins fatiguant et mieux rémunéré. 72,1% ont déclaré qu’elles éprouvent souvent la fatigue au travail, et 54,1% souffrent souvent de maux de tête. 74,8% rapportent qu’elles ont été au moins une fois victimes d’agression verbale dans leur travail (insultes, injures…), et 32,4% disent avoir été victimes de harcèlement sexuel. Ces conditions provoquent chez les jeunes ouvrières un rapport ambivalent au travail. Pour échapper à des conditions d’emploi précaires et peu valorisantes, les jeunes ouvrières affichent souvent un fort désir de se retirer du travail contraignant à l’usine pour se replier sur l’espace domestique. Mais elles sont en même temps attachées à leur travail et pas seulement par nécessité économique.

Être jeune ouvrière : une liberté sous la contrainte

Malgré les différentes contraintes professionnelles, les jeunes ouvrières cherchent activement à se maintenir au travail. Ce qu’elles apprécient plus en se rendant à l’usine, c’est « sortir de la maison » . Le travail leur permet de « bouger et de se débrouiller dans la vie », disent-elles. Pour ces jeunes ouvrières célibataires, qui vivent en majorité avec leurs parents comme déjà souligné, le travail leur donne les moyens pour que leur sortie de la maison soit plus légitime que clandestine. L’accès au travail se révèle ainsi un moyen pour négocier une liberté de mouvement. Il arrive souvent que ces jeunes ouvrières simulent à leurs parents qu’elles se rendent à l’usine même en cas d’arrêt momentané du travail à cause de l’absence des commandes. Elles peuvent ainsi s’absenter toute la journée de la maison sans obstacles. Ce phénomène est assez révélateur de la valeur émancipatrice du travail pour ces jeunes filles ouvrières. Elles doivent pourtant faire face à des injonctions contradictoires. En accédant au travail rémunéré, elles entrent dans l’âge adulte (Galland, 2011). Mais elles demeurent, compte tenu de leur situation de jeunes filles célibataires vivant avec les parents ou un proche, sous l’autorité familiale. L’accès au travail leur permet de se soustraire au contrôle direct de la famille et d’accéder un peu à l’autonomie. Mais, elles demeurent dépendantes du monde des adultes.

Les jeunes filles ouvrières vivent ainsi dans des situations contradictoires où se conjuguent autonomie et dépendance. L’entrée précoce sur le marché du travail n’exclut pas l’obligation de rester dans une situation de subordination à la famille. Mais, ces jeunes filles parviennent tant bien que mal à saisir toutes les opportunités d’autonomie offertes par le travail à l’usine et à s’adapter aux contraintes qui conditionnent leur statut de jeunes travailleuses. Au Maroc, l’accès des jeunes filles au travail constitue une condition nécessaire, mais paradoxalement insuffisante, à leur émancipation. 

 

Note

  1. Notre enquête s’est déroulée en 2014 auprès d’un échantillon aléatoire constitué de 350 ouvrières de textile dans les zones industrielles de Ain Sbaa, Hay Mohammedi et Sidi Moumen à Casablanca. Le questionnaire a été notre outil principal de recueil des données. Sa passation a été assurée par les étudiants du Département de sociologie de la Faculté des lettres et sciences humaines de Mohammedia dans le cadre du module « Enquêtes et méthodes quantitatives en sociologie ».

Bibliographies

·         Belghazi, S. (2000). Structures de la filière textile habillement au Maroc. Cahiers du Haut Commissariat au Plan, n°4.

·         Bouasria, L. (2013). Les ouvrières marocaines en mouvement. Qui paye ? Qui fait le ménage? et qui décide ? Paris : Éditions L’harmattan.

·         Bourqia, R. (1999). Genre et emploi dans l’industrie marocaine de textile. Genève : Institut de Recherche des Nations Unies pour le Développement (UNRID).

·         Gillot, G. (2014, avril). Espace public et ouvrières marocaines de textile : accès sous contrainte ? Economia, n°20.

  • Olivier, G. (2011). Sociologie de la jeunesse. Paris : Armand Colin, 5ème édition.