Indignados : vers une sortie du néolibéralisme ?

Indignados : vers une sortie du néolibéralisme ?

Au regard du climat messianique qui agite la lutte des peuples arabes contre leurs dictatures respectives, le soulèvement des indignés espagnols qui a débuté le 15 mai 2011 a pu sembler énigmatique, et la comparaison déplacée. Sur la balance de la lutte légitime, de quel poids éthique pouvait se prévaloir l’indignation d’un mouvement émanant d’une société démocratique face aux combats agonistiques menés contre la domination autoritaire ? S’il convient de ne pas araser les différences qui singularisent le Printemps arabe et les mouvements citoyens qui bourgeonnent dans les sociétés européennes, l’envergure de ceux-ci mérite attention. Rappelant la centralité de la crise économique dans ce contexte de révoltes, la mobilisation des indignés nous enjoint également de ne pas négliger les formes de domination, certes plus insidieuses et moins spectaculaires, qui structurent la réalité vécue par les individus dans des contextes dits «démocratiques».    L’observation du campement des indignés installé dans le centre de Barcelone a rendu compte d’un processus de politisation des mécanismes économiques les plus anodins. A l’épreuve de la crise, l’effort militant engagé de longue date pour se soustraire au néolibéralisme est ranimé par une situation qui contribue à reformuler la normalité économique dans le langage critique de la soumission et de la résistance.

Formes de résistance au néolibéralisme

Les indignés se sont greffés sur un cycle de contestation déjà engagé. En Catalogne, les mesures d’austérité prodiguées par le FMI (importantes coupes budgétaires dans le secteur public - hôpitaux, éducation - licenciements dans le privé) ont conduit de multiples secteurs à se mobiliser les mois précédant l’installation du campement. Bien que particularistes dans leurs causes, ces différentes mobilisations dénonçaient une commune «escroquerie» (estafa), la «crise», comme prétexte pour asseoir durablement l’impératif néolibéral de dérégulation du marché du travail et de réduction des charges sociales. «Nous ne paierons pas votre crise ! Nous sommes tous des Islandais !», tels étaient les slogans unanimement entonnés par des manifestants qui firent du peuple nordique le parangon de la résistance héroïque, glorifiant son refus de rembourser les dettes contractées par les banquiers lors des référendums organisés par Reykjavik.

Si le campement est corrélé à cette effervescence protestataire, et que bien des travailleurs victimes de l’austérité remplissent les rangs indignés, la critique ne se réduit pas à la seule dénégation rhétorique et immédiate du système néolibéral. Un coup d’œil diachronique révèle que le mouvement articule des modes de protestation historiquement ramifiés et qu’il fédère des acteurs ayant transité au sein d’espaces d’activités pensés comme des alternatives au néolibéralisme.

Un premier espace majeur d’expression de la contre-conduite, très visible sur le campement barcelonais, est le mouvement Okupa (Squat). Privilégiant, à partir des années 1980, l’occupation de bâtiments publics pour y résider et y organiser des activités culturelles autogérées, Okupa a souvent été analysé sous le seul angle post-matérialiste des cultural studies, négligeant ainsi les interactions qu’il entretenait avec les mutations sociales enfantées par le tournant néolibéral. Epigone certain des expériences post-68 qui ont germé en Europe du Nord, le mouvement Okupa est surtout le fruit de dynamiques situées, ayant affaibli les réseaux traditionnels de solidarité de quartier dans l’Espagne de la transition.

Une première mutation, politique, est le déclin des «associations de voisins» (Movimiento Vecinal) qui, après avoir été à la pointe de la lutte antifranquiste, aux côtés des syndicats, devinrent un vivier de recrutement des cadres du PSOE fraîchement légalisé. A ce qui est considéré comme une privatisation «politique» de la vie de quartier se couplent les effets des politiques de planification urbaine. Celles-ci donnèrent toute la latitude aux spéculateurs et à la privatisation de l’espace public, phénomène particulièrement prononcé dans une ville vitrine en pleine construction comme Barcelone. Niché au mitan de cette double dynamique de privatisation, Okupa représente autant une critique de la spéculation immobilière qu’il promeut des formes d’organisations économiques et culturelles renouvelées, à mesure d’ailleurs que le mouvement se nourrit des idéaux altermondialistes du «Mouvement Global» en pleine expansion à la fin des années 1990. Le foisonnement des Centres Sociaux autogérés (CSOA - Casals en Catalogne) est l’occasion pour de nombreux citoyens d’investir en pratique la critique de la «privatisation néolibérale». Si, prises isolément, des initiatives telles que le développement de médias libres ou l’organisation d’ateliers culturels gratuits sont usuellement assimilées à une sympathique appétence de la jeunesse espagnole pour la rébellion (la «movida»), un examen attentif indique que cette insoumission contient une compréhension pointue des contraintes posées par la «gouvernance participative». Les projets alternatifs ainsi élaborés (contre la «privatisation des ondes», contre la «marchandisation de la culture»...) sont conçus comme des moyens d’esquiver les politiques de contractualisation de la participation civique, lues comme une mise aux normes des projets citoyens par les pouvoirs publics.

Autre lieu de socialisation militante des indignés : l’économie sociale et solidaire (ESS). Coopératives, mutuelles, réseaux de troc, fermes et usines communautaires composent, entre autres, cet espace de production. Aussi disparates dans leurs fonctions qu’ambivalentes dans leurs rapports aux pouvoirs publics, ces sociétés de travailleurs partagent la volonté de produire une richesse qui contourne la spéculation financière (dépôts des liquidités dans des banques éthiques), et qui n’a vocation à être redistribuée qu’entre les travailleurs. Si l’ESS est un secteur économique relativement institutionnalisé, se trouvant parfois pleinement intégré à la gouvernementalité néolibérale, pouvant sciemment ou inconsciemment relayer l’action publique, il est désormais promu comme un espace de résistance à la crise. Lieu de circulation de «monnaies sociales» qui ne peuvent être dévaluées, expérience d’organisation citoyenne qui anticipe le démantèlement redouté de l’Etat-providence, espace de reconversion et de repli pour les travailleurs licenciés, l’ESS serait sinon un mode de production de substitution fondée sur la démocratisation de la décision économique, du moins l’antidote qui conjure ponctuellement l’imprévisibilité de la crise.

L’autogestion en actes

Construction hic et nunc1 d’une communauté politique, le campement barcelonais est le lieu d’exhibition publique de cet ethos autogestionnaire, interstitiel et invisible en temps ordinaire. Autosuffisant économiquement, régi scrupuleusement par les principes de la démocratie directe, redoublant sans cesse d’inventivité pour respecter l’environnement, le campement esquisse les fondements de la communauté politique souhaitée, tout en fomentant, par l’exemplification de l’éthique solidaire, la curiosité des milliers de citoyens victimes de la crise.

Plus que dans l’organisation du campement lui-même, d’emblée soumis à un horizon hypothétique de disparition, c’est dans les interactions partagées entre militants autogestionnaires et citoyens que réside l’intérêt politique de cette expérience. «Je pensais que j’allais vivre mon drame tout seul !» ; cette phrase, journellement énoncée par les quidams, témoignait, au fil des ateliers de discussion et des prises de paroles publiques, de la croissante indistinction entre le drame personnel (licenciements, logements hypothéqués, faillites de PME...) et la cause collective.

 Cette constitution in situ d’une communauté de victimes par capillarité, quotidiennement sensibilisée à d’autres conceptions de la justice sociale et de l’allocation des ressources, est surtout l’occasion pour les indignés d’identifier collectivement les ressorts de l’injustice qu’ils jugent subir. Les mécanismes économiques les plus ordinaires, qui contribuent habituellement à la prospérité individuelle, sont en l’espèce assimilés à des instruments de domination politique. Crédits immobiliers, assurances de prêts bancaires... en somme, l’emprunt, voie d’accès au bonheur privé à l’ère du néolibéralisme, est désormais réduit à un moyen d’extorsion autorisant la spéculation financière et à une technique d’assujettissement par endettement. La disqualification de l’institution bancaire, centrale dans le travail de dénonciation, révèle d’ailleurs un glissement dans les procédés d’énonciation de la loyauté politique : la désobéissance envisagée ne remet guère en question le consentement à l’impôt, principe historique

de négociation de l’appartenance à une communauté politique ; elle cible l’épargne. Pour ne s’en tenir qu’à cet exemple, le retrait de son argent de la banque, affiché comme un acte de souveraineté populaire, dévoile autant les perceptions négatives du monde économique qu’il constitue une critique sonore des préceptes néolibéraux. Dans leur discours, les indignés opposent au sujet néolibéral, enjoint à être son propre entrepreneur et soutenu financièrement au gré de ses désirs, une conception qui invite à une réappropriation des moyens permettant de mener sa propre existence économique tout en se délestant des intermédiaires prévus par le «système». «Nous ne sommes pas anti-système, c’est le système qui est anti-nous», clamaient ainsi les indignés afin d’inviter tout un chacun à prendre son destin économique en main. Qu’elle soit le fait de militants professionnels ou de profanes, qu’elle émane de longues trajectoires protestataires ou qu’elle soit incitée par l’immédiateté de la crise, la critique des effets du néolibéralisme au sein du campement barcelonais va de pair avec un encensement de l’hypothèse autogestionnaire, en réplique à l’asservissement du politique aux diktats des marchés.

Ce désir d’autonomie citoyenne serait-il pour autant une «sortie» du néolibéralisme ? Rien n’est moins sûr. Devenir l’entrepreneur de soi, fût-ce en toute éthique et loin des banquiers, marque-t-il une coupure avec les fondements moraux d’une condition néolibérale qui nous enjoint de capitaliser sans cesse nos désirs, dans une quête effrénée de notre estime de soi ?