Gouvernance éducative : Quel cadre conceptuel pour quelle politique ?

Gouvernance éducative : Quel cadre conceptuel pour quelle politique ?

Cadre conceptuel

Penser la réforme d’un système éducatif au fond d’une impasse, accumulant depuis une vingtaine d’années les échecs successifs de gouvernements incapables de traduire des idées pourtant lumineuses, requiert que l’on pose dans un premier temps les bases de la réflexion théorique qui anime les politiques gouvernementales. Il s’agirait, autrement dit de définir les différents concepts qui articulent le mode de gestion de l’éducation pointé du doigt par les experts comme la source du mal qui nous ronge, à savoir la gouvernance éducative.

Évolution des termes

Le terme de gouvernance prête à confusion dans la littérature et son utilisation remonterait jusqu’au XIIIe siècle comme équivalent de celui de gouvernement et désigne l’art et la manière de gouverner (Bessette, 2010). Le terme est repris en anglais avant de tomber dans l’oubli jusqu’à la fin des années 1980, lorsque la Banque mondiale le relance dans son discours. Il redevient alors à la mode et se consomme « à toutes les sauces » : Gouvernance des entreprises ou Corporate governance, gouvernance globale, locale, nationale ou encore gouvernance territoriale. Ainsi, le terme gouvernance prend plusieurs sens selon son utilisation.

La gouvernance peut être décrite comme une démarche qui consiste à établir des conditions de fonctionnement et d’organisation à partir d’une conception axée sur la rentabilité, les résultats attendus. Dans cette définition, c’est la notion de performance qui est mise en exergue. Toujours dans cette même lancée, la Banque mondiale la définit dans les années 1990 comme la manière dont le pouvoir est exercé dans la gestion des ressources économiques et sociales d’un pays. Dans cette perspective, bonne gouvernance et bonne performance vont de pair. Chatti et al. (2007) dans Bessette (2010), dans une version très minimaliste, entendent par gouvernance : « Les traditions et les institutions par lesquelles l’autorité est exercée dans un pays pour le bien commun ».

Les approches de gouvernance éducative

L’État joue un rôle prépondérant dans le pilotage et la gouvernance des systèmes éducatifs du fait de la reconnaissance de sa légitimité dans la production, le financement et la régulation du bien public « éducation ». En effet, les considérations d’équité ajoutées aux imperfections du marché justifient et exigent l’intervention prédominante de l’État dans l’enseignement primaire, secondaire et supérieur (Plassard et Tran, 2010). Les variations du climat idéologique viennent peser, de ce fait, sur les approches de gouvernance des systèmes éducatifs. Hargreaves et Shirley (2009) distinguent quatre approches.

La première est marquée par l’essor des années après-guerre aux États-Unis et en Europe. Les accords de Bretton Woods en 1944 et les théories de John M. Keynes en 1936, soutiennent l’intervention massive de l’État pour la relance de l’économie et la reconstruction des pays dévastés par la guerre. Les États avaient besoin d’éduquer en masse une génération de baby boomers et se voyaient forcés de faire confiance aux enseignants dans leur pédagogie ainsi que dans le développement des contenus. Une grande hétérogénéité en résulte au niveau de la qualité et la portée de l’enseignement.

La crise économique des années 70, suite aux chocs pétroliers, précipita les pays occidentaux dans une nouvelle ère de libéralisation d’une économie livrée aux marchés et aux lois de la concurrence. Sous l’impulsion de l’école de Chicago, Reagan et Clinton aux USA, Thatcher en Grande-Bretagne sont les architectes de ces politiques. Pour Smouts (1998), la gouvernance est promue telle qu’un outil idéologique pour une politique de l’État minimum qui vise notamment à restaurer le pouvoir de la société civile afin ne pas laisser une place excessive aux pouvoirs publics nationaux et internationaux considérés selon Senarclens (1998) comme trop bureaucratiques. Selon Merrien (1998), « la bonne gouvernance se caractérise par le passage de la tutelle au contrat, de la centralisation à la décentralisation, de l’État redistributif à l’État régulateur, de la gestion du service public à la gestion selon les principes du marché, de la  “guidance” publique à la coopération des acteurs publics et des acteurs privés, etc. » Dans cette vision néolibérale de la gouvernance, les États démocratiques contemporains, voués au bien-être de leurs citoyens, doivent être compétitifs pour attirer des capitaux étrangers et favoriser l’innovation technologique. Pour réussir, l’État doit mettre en place des quasi-marchés pour les services, davantage d’imputabilité des acteurs, des modes contractuels de relations entre les instances et les acteurs, la décentralisation, l’extension des possibilités de choix par les usagers, et ce, dans le dessein d’instaurer une approche client au sein du secteur public. Lessard (2006) résume cette approche ainsi : « Marché et État démocratique se soutiennent mutuellement, le premier fournissant au second les moyens de produire les résultats politiques requis ». Malgré l’homogénéisation de la qualité, ce dispositif débouche sur une faiblesse alarmante du taux de rétention des enseignants et des niveaux de stress élevés aussi bien chez les enseignants que les étudiants.

La gouvernance peut cependant être pensée par une approche favorisant les principes démocratiques avec pour objectif d’accroître l’équité et la justice sociale. C’est ainsi que les années 2000 voient se développer une politique du  « milieu » défendue par Tony Blair et Gerhard Schroeder avec le soutien du directeur de la prestigieuse London School of Economics, Anthony Giddens. Dans cette perspective, la gouvernance se préoccupe de promouvoir la participation démocratique dans la prise de décision, redistribue le pouvoir et intègre les groupes exclus ; elle contribue à l’autorisation (empowerment) de divers acteurs et à l’accroissement de leur capacité institutionnelle et politique, valorisant aussi la construction de compromis et de consensus locaux. Dans cette vision, la décentralisation est un outil de prise en charge locale et d’élargissement d’un pouvoir démocratique proche des acteurs et de leurs préoccupations. Cette troisième approche plaide pour un pluralisme structurel avec des partenariats multiples publics-privés à l’instar de la fondation Bill et Melinda Gates.

Basée sur ces expériences, une quatrième approche plus originale voit le jour dans des pays comme la Finlande, Singapour ou le Canada qui se classent depuis une quinzaine d’années en tête des évaluations internationales. Cette approche met l’enseignant au cœur du système. Elle rehausse son statut dans la société et donne à sa fonction une aura prestigieuse. Dans un des concours d’accès aux études universitaires débouchant sur ce métier, seuls 150 candidats sur 2000 sont retenus. Les heures de cours sont réduites de près de moitié, laissant le temps aux enseignants de mieux se former et de préparer minutieusement leurs interventions. Le système de sanction est abandonné, remplacé par la communication et le suivi pédagogique. Les parents sont impliqués comme partie intégrante de l’acte pédagogique et sont inclus dans un système d’information global. Cette approche perçoit la dimension de la redevabilité sous un angle différent des autres approches dans la mesure où l’on fait plutôt appel au sens éthique et de responsabilité de la part des exécutifs dans le cadre d’un climat de confiance mutuel, et ce, dans le but de pallier aux effets pervers d’une obligation de résultats frôlant parfois l’irrationalité. Des mécanismes de redevabilité exagérée créent en effet une pression si forte qu’elles peuvent pousser les responsables à prendre des décisions défavorables à l’organisation mais qui répondent à des exigences normatives et de critères de performance externes. Pelletier (2009) montre que l’obligation de résultats a constitué le prétexte à une mise en marché d’un certain nombre de services publics et à la consolidation du secteur privé dans l’éducation au Canada, tout en générant un certain nombre d’effets négatifs : montée de l’analphabétisme, dégradation de la condition enseignante, déséquilibre des financements, pénurie de main-d’œuvre qualifiée, écoles-ghettos refermées sur un espace tribal ou religieux.

Malgré les dérives constatées de l’obligation de résultats, celle-ci interroge la responsabilité des acteurs du système éducatif et les conditions d’exercice de l’enseignement dans les établissements scolaires et dans les classes. C’est dans ce cadre que certains affirment que l’obligation de résultats est un bien commun qu’il est nécessaire de réinventer, sans minorer la question de l’évaluation, qui doit être plurielle et négociée, mais en renouvelant les relations entre acteurs de la communauté éducative, en redonnant du sens aux apprentissages scolaires et en instituant une dynamique d’innovation.

La Banque mondiale a depuis revu sa copie et décrit aujourd’hui la bonne gouvernance selon deux dimensions principales, l’inclusivité (inclusiveness) et la redevabilité (accountability) (voir Figure 1). La performance, elle, est reléguée au deuxième plan car si l’inclusivité et la redevabilité sont assurées, les bons résultats coulent de source.

L’inclusivité signifie d’abord que toutes les parties prenantes ─ qu’elles soient riches ou pauvres, rurales ou urbaines  peuvent participer au processus de gouvernance de manière équitable par le vote, la contribution aux débats et consultations, ou par le contrôle des agences locales de service public. La redevabilité se fonde sur l’idée que les citoyens ont la possibilité de demander des comptes à leurs gouvernements sur l’utilisation de leur autorité ainsi que des ressources à leur disposition. La redevabilité requiert la transparence ou l’accès à l’information mais elle sollicite également la contestabilité, c’est-à-dire la possibilité de choisir entre plusieurs alternatives économiques et politiques selon leur performance. Cela comprend également la possibilité de contester l’action du gouvernement lorsque celle-ci viole les droits des citoyens ou compromet le principe essentiel d’inclusivité.

La gouvernance peut donc être interprétée comme un système démocratique de gestion. Elle reprend, dans une perspective de management, les ingrédients de la démocratie : un pacte fondateur, le contrat social, l’égalité et la participation de tous. La gouvernance est qualifiée de « bonne gouvernance » lorsque tous les citoyens participent à ce processus et qu’ils ont les moyens de demander des comptes à ceux qui établissent et appliquent les règles.

On relève à partir de cette réflexion la mesure des enjeux posée par la définition des concepts théoriques à la base des politiques publiques de l’État. Selon les idéologies et les politiques visées, la gouvernance éducative est définie sous différents angles. La définition sur laquelle se fonderont nos décideurs devrait permettre d’asseoir la légitimité de leurs politiques en espérant que celles-ci auront incorporé les leçons du passé.

 

Bibliographie

·         Bessette L. et Boutin G. (2010). Impact de la « nouvelle » gouvernance sur la gestion des établissements d’enseignement. Revue de l’Association Francophone Internationale de Recherche Scientifique en Éducation, Nº 4, p. 49-59.

·         Chatti M. (2007). Pouvoir(s) et politique(s) en Océanie – Actes du XIXe colloque CORAIL. Paris : L’Harmattan.

·         Plassard Jean-Michel et Tran Nhu-Thi-Thanh. (2010 /3). Pilotage et gouvernance des systèmes éducatifs. Revue française d’économie, Volume XXV, p. 147-184.

·         Hargreaves A. et Shirley D. (2009). The Fourth Way: The Inspiring Future for Educational Change. SAGE Publications.

·         Smouts, M. C. (1998). The proper use of governance in international relations. International Social Science Journal50 (155), p. 81-89.

·         De Senarclens, P. (1998). Governance and the crisis in the international mechanisms of regulation. International Social Science Journal50(155), p. 91-104.

·         Merrien, F. X. (1998). Governance and modern welfare states. International Social Science Journal50 (155), p. 57-67.

·         Lessard, C. (2006). La « gouvernance » de l’éducation au Canada : tendances et significations. Éducation et sociétés, (2), p. 181-201.

·         Pelletier, G. (2009). La gouvernance en éducation. Régulation et encadrement dans les politiques éducatives, Bruxelles-Paris : Éd. De Boeck.