Femmes entrepreneurs, la variable inconnue

Femmes entrepreneurs, la variable inconnue

Les contours de la figure féminine de l’entrepreneur au Maroc restent flous… La présence des femmes dans le monde de l’entrepreneuriat reste largement occultée, voire même stigmatisée.

Si quelques dirigeantes de grandes entreprises apparaissent régulièrement dans la presse, où le caractère exceptionnel de leur présence est systématiquement souligné si quelques actrices du milieu de la production culturelle ou artistique parviennent à se faire un nom, les milliers de femmes travaillant à leur compte, commerçantes, chefs de petites entreprises, associées de coopératives, vendeuses à la sauvette… demeurent la variable inconnue du monde entrepreneurial marocain.

Pour s’en tenir aux chiffres, les femmes représentent 13,2 % des travailleurs indépendants et employeurs et 10,3 % des associés ou membres de coopératives2. Mises en perspective avec les données internationales les statistiques marocaines montrent les progrès qu’il reste à réaliser pour favoriser l’accès des femmes à l’entrepreneuriat. La Banque mondiale évalue à 19,44 % le taux d’entreprises dirigées par des femmes, avec certes de grandes disparités selon les pays. Ainsi, en Afrique, près de la moitié des petites et moyennes entreprises sont dirigées par des femmes, et dans la zone Asie-Pacifique, ce sont près de 37 % des entreprises qui ont à leur tête des managers féminins ; alors qu’en France, elles représentent 26 % des travailleurs indépendants. En fait, depuis ces trente dernières années, l’entrepreneuriat féminin a partout progressé et fait désormais l’objet d’une attention toute particulière des institutions internationales et des ONG, si l’on en croit le nombre de programmes, de publications et de conférences consacrées à cette thématique. Pourtant, malgré  cette mise en avant, elles constituent encore dans une majorité de pays, dans les économies avancées comme dans les pays en voie de développement, une part minime des entrepreneurs. Au Maroc, on constate même un recul depuis ces dix dernières années de la part des femmes indépendantes et employeurs (-4,6 %), malgré les politiques d’incitation à la création d’entreprises qui intègrent désormais une approche genre et ont mis en place des programmes spécifiques. En revanche, le taux de femmes associées ou membres de coopératives a connu une hausse sensible (+2,5 %) qui semble montrer les aspects positifs des programmes d’aides au développement auprès des femmes, en particulier sur des projets collectifs, en milieu rural, avec le soutien d’opérations de micro-crédit.

L’entrepreneuriat féminin marocain en chiffres

Les femmes ont investi tous les secteurs économiques (31 % des entreprises dirigées par des femmes dans le commerce, 22 % dans l’industrie), avec une légère prédominance dans les services (37 %). Elles sont également très présentes dans le secteur informel, puisque 12,4 % des chefs d’unités informelles étaient des femmes selon la dernière étude réalisée sur ce secteur en 2000 par le Haut Commissariat au Plan et rien ne semble indiquer que cette présence se soit amoindrie. Dans le secteur informel, 49,8 % exerçaient leur activité dans les services et 32% dans l’industrie. C’est donc un premier cliché qui tombe que celui des femmes qui resteraient cantonnées dans des secteurs à vocation traditionnellement féminine. On les retrouve aujourd’hui à la tête d’exploitations agricoles, d’entreprises de bâtiment, de communication, de textile, d’établissements commerciaux, dans l’immobilier, l’industrie pharmaceutique, dans le secteur de l’éducation ou de l’ingénierie. Elles y développent des activités qui prennent parfois une envergure internationale : 30 % des entreprises dirigées par des femmes ont une activité à rayonnement local, 44 % au niveau national et 21 % à une échelle internationale.

A l’étude des données statistiques, un autre a priori tombe : celui d’un entrepreneuriat féminin urbain. Toutes les données l’affirment, les femmes sont plus nombreuses à travailler comme indépendantes ou employeurs dans les zones rurales. Elles représentent 15,4 % des indépendants en milieu rural contre 10,3 % en milieu urbain, et cette tendance est similaire pour les membres ou associées de coopératives : 12,4 % en milieu rural contre 8,8 % sont des femmes, et cette tendance n’a fait que s’accentuer, puisque leur présence s’y est accrue de 4 % en 10 ans.

Pourtant, il faut modérer cette vision angélique du phénomène qui louerait un dynamisme sans frein. Une grande part de ces entreprises relève de l’activité de survie et n’est qu’une forme déguisée d’auto-emploi. Les données concernant le niveau d’instruction des femmes travaillant pour leur propre compte sont parlantes : seules 23,3 % d’entre elles sont  alphabétisées contre 54,1% des hommes3. En milieu rural, 94% des femmes à leur compte sont analphabètes ! On est bien loin de la figure de l’executive woman…

Ainsi, l’immense majorité du contingent de l’entrepreneuriat féminin est constituée de femmes peu ou pas instruites, sans réelle formation, issues des milieux populaires, qui développent des activités modestes, souvent dans le secteur informel. On peut, à partir de ce constat, s’interroger sur les significations sociales et économiques de ce phénomène et tenter d’apporter quelques éléments de compréhension sur les stratégies féminines vers et dans l’entrepreneuriat en réponse à un environnement défavorable qui ne leur laisse pour l’heure qu’une part congrue sur le marché de l’emploi.

Une dévalorisation sociale du travail  des femmes

Une étude réalisée en 2007 pour la Banque mondiale à partir de 5000 entreprises esquisse un tableau de l’entrepreneuriat féminin dans les pays du Moyen-Orient et du Maghreb (MENA)4 et montre que les femmes sont davantage confrontées à des blocages sociaux et culturels qu’à de réels obstacles législatifs pour mener à bien leurs projets économiques. Au Maroc, en effet, tant la législation du travail que les textes régissant le statut de la femme ne dressent aucun empêchement particulier à la menée d’activités entrepreneuriales. C’est donc plutôt ailleurs qu’il faut chercher les blocages qui limitent la présence des femmes dans des postes à responsabilités, au niveau du monde de l’entreprise en général, et de l’entrepreneuriat en particulier.

Un premier facteur pourrait expliquer cette faible participation économique: la formation et l’éducation des filles connaissent encore un retard important, malgré des progrès récents, et freineraient leur accès au secteur de l’entreprise. Pourtant, nous avons vu que la majorité des femmes travaillant à leur compte ont un très faible niveau d’instruction. Ce facteur ne semble donc pas influer directement sur les possibilités et capacités des femmes au passage à l’entrepreneuriat. Et paradoxalement, les chiffres du chômage montrent que ce sont les femmes qui possèdent un haut niveau d’instruction qui présentent les taux de chômage les plus élevés. Ainsi, le taux de chômage des femmes tend à croître avec le niveau de diplôme : 3,1 % des femmes sans diplôme sont au chômage ; 23,6% des femmes avec un niveau moyen et 28,5 % des femmes avec un diplôme de l’enseignement supérieur. Ce sont donc ces dernières qui rencontrent le plus de difficultés à intégrer le marché de l’emploi. Cette variable pourrait alors justifier pour une minorité de femmes qualifiées le passage à l’entrepreneuriat, comme palliatif à un marché du travail salarié sur des postes à responsabilités dans lesquels elles auraient pu exercer pleinement leurs compétences. Le récit de Leïla, une jeune femme d’une trentaine d’années qui a créé son entreprise de communication événementielle en 2006 à Casablanca l’illustre parfaitement :

«Quand j’ai décidé de revenir au Maroc, après mes études en France, je me suis dit que j’allais trouvé facilement du boulot dans une boîte de comm’ avec mon diplôme. En plus, tu vois le diplôme français, et tout ! Et tout le monde me disait ça, que toutes les portes allaient s’ouvrir ! Tu parles, rien ! On me proposait que des stages bidon, des trucs de secrétariat, les call center… J’ai compris que j’étais jeune, que j’étais une fille… que personne n’allait me faire confiance.  J’ai bossé un peu dans deux ou trois boîtes, et franchement quand j’ai vu ce qu’ils me faisaient faire et comment ils travaillaient, je me suis dit que je perdais mon temps et surtout que je ferais bien mieux !».

Comme Leïla, de nombreuses femmes, après avoir tenté une carrière comme salariée, réalisent qu’elles sont confrontées à un «plafond de verre» qui ne leur permet pas de s’épanouir professionnellement et qu’elles restent sous-employées compte-tenu de leurs compétences. La création de leur propre entreprise peut alors être une étape logique dans une carrière, envisagée comme un moyen d’auto-promotion professionnelle et de contournements des discriminations de genre au sein de l’entreprise. C’est également le cas d’Amina qui, après 10 années passées dans la presse, crée son entreprise de communication et d’édition pour, dit-elle : «enfin évoluer et prendre la responsabilité des projets que je monte».

Cette difficulté des femmes à intégrer à valeur égale le marché du travail est à resituer dans le contexte particulier du Maroc, où la part des femmes dans la population active reste faible (27,2 %) et a même tendance à stagner ces dernières années après une croissance continue depuis l’indépendance5. Cette faible féminisation de la population active traduit tout autant qu’elle génère un ensemble de pratiques et de représentations défavorables à la place et au rôle des femmes dans le champ économique. Le statut de femme au foyer reste encore prédominant, tant dans les représentations masculines que féminines. Leur faible présence dans le marché du travail, et encore moins dans des postes qualifiés a un double effet pervers, qui est celui de ne proposer que peu d’exemples de réussites qui pourraient susciter des vocations et de limiter l’acceptation masculine à se subordonner à des supérieurs féminins.

L’image de la femme active au Maroc n’est toujours pas valorisée, mis à part au sein d’une petite élite urbaine. Au contraire, et même si les choses tendent à changer peu à peu, notamment dans les classes moyennes et avec l’accroissement et l’allongement de la scolarité des filles, le travail des femmes est encore largement perçu comme un mal nécessaire pour pallier des situations financières difficiles. Dans une sorte d’imaginaire collectif, le travail des femmes reste l’apanage des femmes des milieux populaires, qui n’ont d’autre choix que de trouver un emploi pour remédier à la précarité des revenus masculins et à la pauvreté. Certes, les femmes sont de plus en plus nombreuses à intégrer le marché du travail et cela tend à modifier les mentalités, mais elles le font sur des créneaux réservés, favorisant notamment le secteur public et les activités de services, et dans des tranches d’âge segmentées. L’arrêt de l’emploi est fréquent au moment de la naissance des enfants. Cette occupation partielle du marché de l’emploi répond d’ailleurs autant aux représentations encore vivaces privilégiant le rôle de mère au détriment de l’activité professionnelle, à une culpabilisation collectivement entretenue, qu’au manque d’infrastructures de prise en charge des jeunes enfants. En termes de promotion sociale, les femmes et leurs familles continuent à favoriser les stratégies matrimoniales et la recherche d’un «bon parti», par rapport à la menée d’une carrière professionnelle qui apporterait une autonomie financière.

Préjugés tenaces à l’égard des entrepreneuses informelles

Cette dévalorisation du travail des femmes se ressent tout particulièrement dans le monde de l’entrepreneuriat où les femmes peuvent subir des préjugés encore tenaces, et tout particulièrement les femmes issues des catégories sociales les plus défavorisées et dont les activités sont souvent dépréciées, notamment en raison de leur caractère informel. Ainsi, les discours portés par exemple sur les commerçantes à la sauvette sont généralement très stigmatisants, ou au mieux victimisants, et leurs activités sont rarement perçues comme une forme d’entrepreneuriat, si l’on entend le terme dans son acception la plus large, qui est celle d’un acteur économique indépendant, non salarié et développant sa propre activité, «à compte d’auteur» pourrait-on dire. Pourtant, sur tous les marchés et jouteyas du pays, on retrouve ces femmes qui occupent là un créneau parfois plus lucratif que la domesticité. Rachida, vendeuse de pain et de galettes sur un marché de Rabat explique ainsi son choix : «Moi, j’ai fait la femme de ménage pendant longtemps. Toujours à laver, passer derrière les autres, courir partout… Renvoyée pour rien… A chercher toujours, à aller chez l’un, chez l’autre… Ici, j’ai ma place, je fais ce que je sais faire, j’ai mes clients qui reviennent, quand je dois m’absenter c’est ma fille qui vient vendre… Ça va, je m’en sors, et au moins, je n’ai personne qui me crie après».

Ainsi donc, une des explications de la faible part des femmes dans l’entrepreneuriat est à chercher dans la dévalorisation et la stigmatisation de leur présence dans l’ensemble de la sphère productive et économique. Les activités entrepreneuriales pourtant largement développées par les femmes, et très certainement minimisées dans les données statistiques en raison de leur caractère souvent informel, sont ramenées à de simples activités de survie et rarement considérées comme des activités entrepreneuriales participant d’un développement économique. Les secteurs sont nombreux dans lesquels les femmes ont démontré un savoir-faire professionnel et entrepreneurial, malgré son informalité et une absence de reconnaissance institutionnelle et sociale : fabrication et vente de produits alimentaires ou artisanaux (pain, meloui, msemmen, beignets, fruits et légumes, broderie, couture, tapis, etc…), organisation de mariages et préparation de la mariée (neggafa), gestion de hammam, activités liées au travail agricole… Il faut également souligner qu’une partie de ces activités se menant dans l’espace public, l’exposition des femmes aux yeux et au vu de tous demeure problématique quand elle n’est pas occasionnée par un simple passage dans l’espace de la rue justifié par des obligations familiales (courses, accompagnement des enfants). Le spectacle de femmes stationnant dans des espaces publics, même mixtes, et parfois assises à même le sol est ramené à des activités jugées dégradantes comme la mendicité ou la prostitution.

Les limites de l’accès au financement et de l’absence de formation

Une autre  raison de cette moindre participation des femmes à l’entrepreneuriat est celle du problème crucial d’accès à des fonds propres et à des modes de financement. Certes, cette difficulté n’est pas propre aux femmes mais elle renforce les autres discriminations et contraintes auxquelles elles sont confrontées en tant que femmes. L’étude de la Banque mondiale réalisée dans les pays MENA souligne d’ailleurs que c’est là le principal problème évoqué par les entrepreneurs, hommes et femmes, avec les tracasseries administratives et la corruption. Le passage par les différents services administratifs pour l’obtention des autorisations nécessaires se complique également pour les femmes. Plusieurs d’entre elles ont évoqué la méfiance et l’ironie auxquelles elles ont dû faire face, et la nécessité parfois de se faire accompagner par un membre masculin de leur famille pour donner plus de poids à leur démarche. Leïla raconte : «Franchement, j’avais vraiment l’impression qu’ils me prenaient pour une débile ! Et puis, le manque de respect ! On te dévisage de la tête aux pieds, on te parle mal… Ils ne se comportent pas pareil avec les hommes, il y a des choses qu’ils n’osent pas. Oui, c’est vrai, des fois, j’ai demandé à mon oncle de m’accompagner… Je sais, c’est bizarre… Mais des fois, j’en avais vraiment marre et je savais que quand il était là, j’étais… Comment dire ? Plus respectée !».

Pour les femmes exerçant leurs activités dans le secteur informel ou dirigeant de toutes petites entreprises dans le secteur formel, la question du financement se pose de manière déterminante. Issues de milieux défavorisés, elles n’ont pas accès aux banques et ne disposent pas de capital personnel. Si le micro-crédit a pu permettre à certaines de mobiliser un capital dans un cadre formel, la plupart trouvent leur capital de départ dans l’emprunt auprès des proches ou par l’épargne en menant des activités parallèles et en rognant sur le budget familial. C’est d’ailleurs, pour nombre d’entre elles, le principal obstacle à la formalisation de leurs activités. La faiblesse du taux de bancarisation, l’absence de garantie, la frilosité des banques, la rareté des programmes adaptés au développement de micro projets pour des publics précaires et la lourdeur des procédures administratives maintiennent nombre de petits entrepreneurs dans l’informalité. 

Méfiance et déficit  de formation

Ce contexte bancaire et institutionnel peu favorable à la promotion de l’entrepreneuriat est renforcé par le manque de formation dont disposent ces femmes. Le passage au formel, l’expansion et la consolidation de leurs activités se heurtent à leur méconnaissance des marchés, des techniques managériales et comptables, etc… C’est dans cette phase de développement et de consolidation de l’activité que la faible scolarisation et l’absence de formation font sentir leurs effets. Elles sont un frein majeur à l’entrepreneuriat féminin et malgré les initiatives de certains programmes publics, d’associations locales ou d’ONG, les femmes ne trouvent que peu d’espaces où acquérir une formation adéquate. Amina qui exerce l’activité de neggafa de manière régulière à Meknès a pour projet d’ouvrir une boutique par laquelle elle pourrait développer son activité : «Mais moi, tu comprends, je ne sais pas lire, ni écrire, je suis pas allée à l’école. Je connais des gens, les gens me connaissent, tous les gens te diront que je fais tout bien. Je sais que je pourrais faire encore mieux, proposer plus de choses, avoir du matériel, faire la location. Et que je pourrais faire que ça, gagner mon argent rien qu’avec ça. Mais pour ouvrir une boutique, la patente, les comptes, les papiers, tout ça, je ne sais pas moi ! Je suis allée à l’association qui aide les femmes, mais il n’y a rien pour moi. Juste le cours d’alphabétisation, mais c’est trop long, je ne vais pas aller à l’école à 30 ans ! Il n’y a rien pour les gens comme moi.»

Les femmes entrepreneurs au Maroc, à l’instar de nombre de pays, se trouvent donc confrontées à la fois à des représentations rétrogrades qui les stigmatisent dès lors qu’elles sortent des rôles assignés et à un statut social qui les précarise. C’est particulièrement le cas des femmes chefs de famille (veuves, divorcées) qui sont particulièrement nombreuses parmi les femmes chefs d’entreprise. Ce statut de femmes seules, à charge de famille, qui les oblige à assurer la subsistance économique des besoins familiaux, leur procure en même temps une émancipation du contrôle social et masculin qui déstigmatise leur activité : «Quand mon mari est mort, explique Nadia, les enfants étaient encore petits et je ne travaillais pas. Il fallait que je fasse quelque chose. Je ne pouvais pas attendre que ma famille m’aide, ils ne pouvaient pas. Je suis allée faire des ménages. Mais je ne gagnais rien, et c’était difficile avec les enfants qui étaient petits. Mon mari, il avait un magasin de vêtements, pour les enfants. J’ai mis le local en location, mais ça ne marchait pas, il ne payait pas. Je connaissais un peu ce que faisait mon mari. On parlait des fois. Je savais un peu, les habits, les fournisseurs. Alors, je me suis lancée, j’ai pris le magasin, et j’ai commencé… Au début, ma famille, ils trouvaient ça bizarre, ça ne leur plaisait pas trop… Mais j’ai continué ! Ils n’ont rien fait pour moi, ils n’avaient qu’à m’aider ! Maintenant, ils ne disent plus rien… J’ai pris ma sœur avec moi, elle m’aide au magasin ou avec les enfants, et des fois aussi mon frère, il m’aide pour la marchandise. Je crois même qu’ils sont un peu étonnés que j’y arrive, un peu fiers aussi, je crois.»

L’indépassable figure tutélaire masculine

Le cas d’Amina est par ailleurs assez exemplaire de ces trajectoires que l’on pourrait qualifier «d’héritières». Il est assez frappant de constater qu’aux côtés de celles qui arrivent à développer des carrières entrepreneuriales ou celles qui dirigent des entreprises importantes se trouvent presque toujours un mari ou un père. Il semble donc qu’au Maroc les femmes aient du mal à se passer d’une figure tutélaire masculine. Beaucoup de « femmes de »  ou de « fille de » donc, parmi l’élite de l’entrepreneuriat féminin. Cet héritage dont s’emparent les épouses ou les filles ne doit cependant pas minimiser leur mérite et leurs compétences. Il traduit juste que la carrière entrepreneuriale nécessite encore la «protection» d’un élément masculin, qui apporte un capital, tant financier que social, un réseau relationnel, une inscription de la femme entrepreneur dans une généalogie d’entrepreneurs et fonctionne comme un garant à la fois de moralité et de confiance. Ainsi, l’étude des biographies des femmes chefs d’entreprises, évoquées dans la presse, relatées lors d’interviews ou entendues lors de conférences et séminaires consacrés à l’entrepreneuriat féminin, laisse toujours apparaître un père, plus rarement un époux, qui leur a mis le pied à l’étrier, que ce soit par la reprise d’une activité familiale ou par une initiative dans un autre secteur, dans une volonté affirmée de transmission générationnelle, par nécessité ou par un effet de milieu où l’entrepreneuriat est la voie privilégiée de carrière professionnelle et de promotion sociale.

L’image de la femme entrepreneur marocaine demeure donc contrastée. Peu d’études ou d’enquêtes portent sur le sujet et les données sont éparses et incomplètes, nous en avons fait l’expérience lors de notre recherche. Cette absence de la prospective nationale, en contradiction pourtant avec les objectifs nationaux d’intégration de la femme au développement économique et social et de promotion de l’entrepreneuriat, renvoie à l’invisisibilité de ce phénomène et au peu de considération que la société marocaine porte à ces femmes qui bravent les résistances pour assurer leur subsistance et celle de leur famille ou tout simplement pour acquérir une reconnaissance sociale et mettre à profit leurs compétences. Les efforts de valorisation de l’entrepreneuriat féminin engagés par les institutions publiques et internationales, les ONG ou les associations comme l’AFEM (Association des Femmes Chefs d’entreprise du Maroc), n’ont donc pas encore porté leurs fruits et s’inscrivent dans un combat global pour permettre aux femmes d’être considérées comme de véritables et incontournables acteurs économiques.