Entretiens avec Regards croisés sur le nouvel ordre atlantique

Entretiens avec Regards croisés sur le nouvel ordre atlantique

La formalisation future du Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement (TTIP) conditionnera certainement l’avenir de l’ordre atlantique et les nouveaux rapports économiques, commerciaux et politiques entre les différents partenaires des deux rives. Dans quelles mesures, de quelle manière ? Les experts interrogés semblent nuancés sur la question, considérant ses ouvertures ainsi que ses risques. L’intérêt d’apporter quatre visions provenant de quatre perspectives différentes trouve pleinement son sens dans ce cadre, de même que pour la question de la nature et de l’intensité de l’influence des économies asiatiques et pacifiques sur l’édification d’un espace atlantique élargi, tantôt vu dans cette dialectique comme une concurrence irréversible des acteurs asiatiques et non encline à la coopération, tantôt envisagée comme une opportunité pour l’Atlantique d’attirer les forces vives du Pacifique pour faire choeur, et développer davantage d’intégration profitable au bassin atlantique. Enfin, cet espace est assurément un espace en mouvement à la lumière de ces données stratégiques, et ce, en dépit des freins structurels des espaces du Sud et des projections relativement négatives quant à la construction prochaine d’un Atlantique fort et homogène, notamment soulignées par les experts africain et latino-américain. Il n’est pas sans rappeler, à la lecture de ces regards croisés que les mouvements de l’océan Atlantique appellent à l’émergence de stratégies nouvelles, appuyées par l’ensemble des interrogés : stratégies Sud-Sud à consolider et stratégies Nord-Sud et Sud-Nord à réinventer ou à actualiser qui, sans la convergence d’un socle commun de valeurs, un volontarisme politique et une prise de conscience de la part de l’ensemble des acteurs, ne pourraient voir le jour.

Partant des premiers résultats des études d’Atlantic Future, la perception des acteurs locaux laissent penser qu’un espace panatlantique intégré pourrait voir le jour à moyen terme. Êtes-vous d’accord ? Et, si tel est le cas, quel pourrait être son cadre régulatoire, avec quel leadership ?

Dan Hamilton

Aujourd’hui plus que jamais, les peuples de l’Atlantique sont connectés entre eux. Nous sommes reliés à travers les flux de sources d’énergie, de biens et de services ; à travers les possibilités offertes par le système éducatif, la technologie, les infrastructures et l’investissement, mais aussi à travers le fléau de criminalité, de violence, de trafic d’humains et de drogues. Nos diverses sociétés bénéficient d’un plus large accès aux marchés, ressources et capacités de l’autre. Cependant, alors même que ces dépendances créent de nouvelles opportunités, elles génèrent aussi de nouvelles vulnérabilités au niveau des artères interdépendantes qui irriguent nos sociétés.

Le bassin de l’Atlantique est en train de devenir le réservoir d’énergie du monde. Il est l’océan le plus traversé au monde, il accueille le plus large commerce mondial, et est devenu l’océan entouré par la grande majorité des pays démocratiques au monde. De tous les océans, l’Atlantique est celui dont l’eau est la plus chaude et la plus saline, il est le plus riche en ressources de pêche, et offre les opportunités les plus immédiates pour la stratégie dite de la « croissance bleue » en vue de récolter au mieux ses richesses. Malgré cela, richesse et pauvreté y cohabitent. Nous sommes sur les lignes de front du changement climatique mondial, de tempêtes de plus en plus violentes, et de l’élévation du niveau de mer. Ensemble, nous sommes menacés par la montée croissante d’une alliance panatlantique de drogues, armes, et de terrorisme.

Malgré le développement croissant de nos liens en matière d’énergie, de commerce, de sécurité humaine, de normes et de valeurs, ainsi que des problématiques concernant l’océan Atlantique lui-même, les mécanismes de gouvernance et de coopération diplomatique avec un état d’esprit panatlantique, sont encore à leur début. Plusieurs mécanismes de coopération et différents réseaux publiques et privés commencent petit à petit à repeindre la carte politique de l’Atlantique. Et pourtant, les héritages historiques et les susceptibilités politiques ont ralenti le développement d’une réelle « conscience » atlantique. Il existe un besoin croissant de nouvelles approches de gouvernance à travers ce qui peut tout à fait être qualifié de nouvel hémisphère Atlantique.

Victor Borges :Des conditions de base à mettre en place

La première partie de la question se prête à deux interprétations. A-t-on pu observer, récemment, l’existence et/ou l’émergence de conditions économiques, géopolitiques et autres qui puissent permettre, aux uns et aux autres, de parler de façon appropriée d’un espace panatlantique intégré ? La deuxième interprétation pourrait être présentée de la façon suivante : est-ce qu’il y a eu récemment des manifestations d’intérêt et de volonté politique pour la création d’un espace panatlantique intégré ?

Je commence par la deuxième sous-question. Et les réponses sont multiples, diverses et incertaines. Certes, on a vu ces dernières années un grand intérêt pour l’Atlantique au-delà des clivages traditionnels Nord/Sud ou Sud/Nord. Plusieurs chercheurs et think tanks ont souscrit au concept de « l’Atlantique élargi » (wider Atlantic), comme un espace d’affinités et d’intérêts convergents, dont le poids dépasserait les contradictions actuelles et les antagonismes historiques entre le Nord et le Sud. La grande contrainte de cet espace étant le manque d’organisation selon les plus enthousiastes ! On pourrait ainsi lister un grand nombre d’initiatives, conférences, projets de recherche, études, publications sur cette vision globale de l’Atlantique. Il faut dire que la plupart de ces initiatives et positions trouvent leurs origines dans les centres de recherches, universités et think tanks d’Europe et des États-Unis. Le Maroc est certainement une exception et un exemple où le débat a dépassé le cadre des think tanks. En effet, on a pu y observer diverses initiatives sur l’Atlantique, aussi bien au niveau académique que gouvernemental. Incontestablement, il s’y développe une vision intégrale et un intérêt spécifique pour l’Atlantique dans son ensemble. Le Brésil serait une autre exception également, probablement du fait de son histoire. Ce pays a toujours manifesté un intérêt stratégique pour l’Atlantique Sud (mais séparé de la partie Nord), comme le prouvent diverses initiatives nationales et internationales. La promotion et la création de la Zone de paix et coopération dans l’Atlantique Sud (Zopacas) demeure une manifestation de ce type d’initiative importante. Plus que cela, on y décèle une grande méfiance par rapport au concept de l’Atlantique élargi. Je pense que l’histoire récente des relations politiques, économiques, militaires, humaines et symboliques entre les différents acteurs de l’Atlantique pèse encore sur le présent et hante les dirigeants des États au Sud. La fin célébrée de la Guerre froide n’est pas suffisante pour effacer des ressentiments, convictions, certitudes, voire les idées reçues enracinées. Dans les autres pays du Sud, l’intérêt et les postures ne sont pas les mêmes et l’Atlantique devient une question, apparemment à cause de l’exploration des ressources naturelles (pétrole, gaz, ressources halieutiques) et, dans certains cas, à cause des défis isolés de piraterie maritime. À mon avis, les manifestations d’intérêt et de volonté pour la création d’un espace atlantique sont timides et marginales. Elles restent circonscrites à certains espaces de réflexion et de recherche spécialisées. On est encore très loin d’un espace atlantique intégré, une communauté de destin fondée sur le partage de valeurs, la solidarité et des intérêts communs. Force est de constater que le discours politique et officiel sur l’Atlantique élargi est confiné au Nord et presque inexistant au Sud. L’intérêt et la volonté pour la création d’un espace panatlantique intégré est encore un projet de certains milieux !

En revanche, nous pourrions nous poser la question d’une manière différente : est-ce que l’on voit l’existence et/ou l’émergence de conditions qui puissent nous permettre de parler, de façon appropriée, d’un espace panatlantique intégré ? En premier lieu, notons que la quasi-totalité des pays de l’Atlantique ont adopté des discours et des régimes inspirés par les principes de la démocratie libérale (toutefois avec des nuances substantielles en termes pratiques !). Au départ, cette situation faciliterait la dynamique de création d’un espace atlantique. En observant de près, on notera, par contre, que l’apparente convergence de régimes est couplée avec l’existence et la manifestation d’options stratégiques divergentes et d’intérêts politiques opposés. Un deuxième aspect, qui va à l’encontre de l’idée d’espace panatlantique intégré, est la persistance du paradigme de relations économiques et commerciales entre les pays du bassin Atlantique. En effet, le Nord est producteur de biens et services et le Sud est exportateur de matières premières et consommateurs des biens venus d’ailleurs. La nature des relations économiques a certainement une traduction politique, culturelle et symbolique. La représentation collective qui en découle n’a rien qui puisse être associé à un espace intégré. Les acteurs clés semblent propulsés uniquement par des intérêts économiques et des préoccupations de sécurité nationale (voire sous-régionale). Les discours, et surtout les positions des politiques, semblent encore otages des intérêts nationaux. Or, l’idée d’un espace implique un changement dans la formulation et de défense des intérêts nationaux qui doivent nécessairement être pris en compte. On pourrait encore évoquer diverses situations et tendances qui vont à l’encontre de l’idée d’un espace intégré. Je citerai : la difficulté des uns et des autres à pacifier et dépasser leurs relations avec le passé (récent et ancien) et le déficit de confiance qui en découle ; les dissemblances colossales et croissantes en matière de développement entre le Nord et le Sud, et aussi  entre les pays du Sud ; la persistance de relations économiques et commerciales asymétriques et extrêmement défavorables au développement du Sud ; le déficit de gouvernance (démocratique) et de respect des droits humains et sociaux ; les risques de conflits et les potentiels d’instabilité, d’insécurité, voire  d’impossibilité de gouvernabilité (au Sud), découlant de l’incapacité des gouvernements élus à répondre aux besoins fondamentaux de leurs populations. Or, la paix, la stabilité, le développement et un minimum de convergence des valeurs et pratiques politiques constituent, à mon avis, des conditions de base pour la création d’un espace atlantique.

L’idée d’un espace intégré nous mène à d’autres questions fondamentales. Quel contenu donner à l’espace atlantique ? Qui en définirait les objectifs et priorités ? Que faire pour concilier et/ou juguler la logique congénitale des États-Nations qui ne voient rien d’autre que les intérêts nationaux ? Derrière ces questions, on retrouve celle du leadership. À cet égard, je voudrais rappeler l’importance du type, du style et du contenu du leadership nécessaire pour la fabrication de l’espace atlantique. Je suis persuadé que les modèles, les réflexes, les représentations et les pratiques, qui structurent à l’heure actuelle le champ des relations internationales, ne seront pas à la hauteur du défi ! Il est évident que les pouvoir économique et militaire sont prégnants, mais il faudra que l’ensemble des parties prenantes soient conscientes des perversions et des limites de la logique des relations de pouvoir. Faut-il rappeler que la démocratie et les principes des règles de droit, vendus aux quatre coins du monde, ont dramatiquement diminué la tolérance individuelle, sociale, culturelle, idéologique au détriment de la loi du plus fort. Il me semble évident que les aspects déterminants du leadership et de l’organisation pour l’Atlantique devront être les principes de la démocratie. Nous savons tous que les principes démocratiques ont du mal à être acceptés dans l’arène internationale !

Au final, je ne pense pas que l’on dispose suffisamment d’éléments solides qui puissent nous permettre de conclure qu’un espace panatlantique intégré soit en gestation. Je crois que l’on a plus cumulé une grande quantité de réflexions, d’idées, d’études, d’analyses et des réseaux de chercheurs/experts qui pourraient permettre aux politiques de lancer et adopter des initiatives innovantes et cohérentes de rapprochements des acteurs du bassin de l’Atlantique (gouvernements, secteur privé et sociétés civiles), et déclencher une dynamique crédible et progressive d’intégration. Le défi crucial est celui de savoir si les leaderships, aussi bien au Nord qu’au Sud, voudront jouer un autre jeu, non celui de la domination et la poursuite aveugle des intérêts nationaux.

Renato Florês

Bien que considérant que les propositions du Projet « Atlantic Future » aient du mérite, je reste néanmoins sceptique sur cette notion un peu mégalomane d’un espace panatlantique intégré. Je peux imaginer un espace sud-atlantique, bâti à partir des enjeux communs et des parcours historiques qui sont – souvent malheureusement – le fait des décisions, erreurs et solutions économiques et sociales qui nous rassemblent.

Cet espace, faut-il le dire, ne doit être ni fermé sur lui-même, ni trop orienté vers des développements qui ne regardent que ses membres. En même temps, cet espace doit garder, somme toute, une distance assez significative avec l’introduction d’éléments et regards spécifiques du Nord, qui possède des besoins et des objectifs stratégiques différents, sinon parfois contraires à ceux de l’Atlantique Sud.

Même dans une configuration limitée par ces menaces, il me semble prématuré de parler de (probables) leaderships et d’architectures communes.

Giovanni Grevi : Pour une dynamique intégrative

Le bassin atlantique présente des dynamiques compensatoires de convergences et de divergences avec des interdépendances économiques profondes. Si l’on prend le bloc formé par l’Union européenne et les États-Unis, considéré comme l’acteur principal en matière de commerce et d’investissement, un réel océan d’opportunités voit le jour. Ce bloc se positionne également comme un partenaire d’investissement pour les pays riverains du bassin, et le principal acteur de développement des pays africains et latino-américains. À la différence d’autres ensembles régionaux, la compétition géopolitique reste marginale pendant que les partenariats de coopération régionale ont connu une recrudescence ces dix dernières années. Cependant, dans une configuration globale où les risques de conflits interétatiques demeurent faibles, ceux associés aux trafics illicites et au crime organisé affectent directement plusieurs partenaires atlantiques. Ceci constitue notamment des défis transnationaux majeurs pour la constitution d’un agenda sécuritaire commun. Plusieurs conditions pour la convergence des acteurs atlantiques autour de priorités communes sont présentes. Et, parallèlement, des importantes divergences freinent le progrès d’un Atlantique plus intégré. Nous mentionnons à cet égard l’intégration économique et sécuritaire élevée de l’Amérique du Nord et de l’Europe qui contraste largement avec des territoires plus politiquement fragmentés dans le Sud. En addition, les niveaux de vie et les courbes démographiques restent contrastés dans le bassin (Europe et Afrique notamment). Pour revenir aux convergences, la plupart des partenaires atlantiques partagent un socle politique de valeurs démocratiques et de droits humains. Cependant, d’un point de vue normatif, les modèles de développement et les agendas, l’utilisation de la force dans les crises internationales, la fragilité des États, ainsi que l’ingérence perçue de l’Occident dans les affaires régionales et nationales, constituent autant de blocages et de controverses. Ce qui pourrait nous amener à dire que l’Atlantique restera, pour un moment, une région très diversifiée et hétérogène. Dans ce contexte, les initiatives de coopération entre différents partenaires du bassin, notamment sur le volet sécuritaire, les défis environnementaux et le renforcement des capacités des États à atteindre ces buts sont les réels leviers d’intégration. Les acteurs de taille dans le Sud doivent, en s’adossant avec complémentarité avec les acteurs du Nord, devenir leaders sur ces initiatives. Il me semble, par ailleurs, qu’un cadre institutionnel atlantique reste largement hypothétique pour le moment, seules ces initiatives peuvent créer une dynamique intégrative.

Stratégies du Sud pour un meilleur arrimage atlantique

Dans une configuration atlantique aux dimensions hétérogènes, quelles stratégies devraient déployer le bloc Sud-Sud dans la perspective d’un meilleur arrimage à l’ordre atlantique à venir ?

Dan Hamilton :Un laboratoire des tendances ?

La communauté atlantique émergente devrait être considérée comme une région mondiale ouverte, non tel un bloc exclusif. Il est temps que nous dépassions les attitudes du nous/eux de la pensée en blocs, que ce soit entre le Nord et le Sud ou entre l’Est et l’Ouest. Chacun de nos pays est enrichi par ses nombreuses associations. Notre bien-être est relié au progrès dans le monde entier. Toutefois, la communauté atlantique peut se prévaloir d’être un laboratoire des tendances et des expériences qui peuvent faciliter une plus grande coopération sur les problématiques mondiales. Un engagement commun envers la bonne gouvernance, les droits de l’homme, la dignité de l’être humain et une culture du Droit font de l’hémisphère Atlantique une communauté dans laquelle les puissances déjà établies, et celles qui sont émergentes, peuvent surmonter la vieille pensée en vue d’établir des approches communes pour renforcer la légitimité et l’efficacité des mécanismes de la gouvernance basés sur les règles internationales.

Victor Borges : Le Sud en rangs dispersés

Avant de réagir à cette question, je voudrais commenter le mot « arrimage ». Cette expression, telle qu’utilisée ici, véhicule l’idée que l’architecture, l’infrastructure et l’ordre de ce futur espace atlantique seraient déterminés ailleurs (vraisemblablement au Nord !) et, par la suite, on procèderait à l’ancrage du Sud. Les postulats inconscients qui sous-tendent le choix ou l’usage des mots expliquent, en partie, la méfiance intuitive et mécanique de beaucoup d’acteurs au Sud. Tel que je l’entends, l’espace atlantique passerait par de nouvelles approches et pratiques, indispensables à la reprise et/ou renforcement de la confiance entre les acteurs.

Pour le bloc Sud-Sud, la possibilité de constitution de l’espace atlantique pose des défis colossaux. Et pour la plupart des pays du Sud, la viabilité et la faisabilité précèdent l’idée du possible. En effet, l’idée d’espace atlantique constitue un vibrant rappel pour la résolution de gravissimes problèmes de développement, de gouvernance démocratique, de stabilité, de sécurité et de paix. Sans la réalisation de ces conditions de base au niveau des États-Nations, tout autre mouvement stratégique et politique sera voué à l’échec.

Du côté africain, on notera les fragilités des États, la quasi-absence de la mer dans les approches de développement et gouvernance, le manque de ressources humaines spécialisées dans les divers domaines scientifiques et techniques liées à la mer et la quasi-inexistence de moyens navals. À ma connaissance, l’Afrique du Sud serait le seul pays africain atlantique avec une marine bien structurée et dotée de moyens acceptables, mais elle semble plutôt orientée vers les océans Indien et Pacifique. La Namibie, l’Angola, le Nigeria et d’autres États du Golfe de Guinée donnent des signes de prise de conscience et de création/renforcement de capacités institutionnelles et d’intervention. Mais, il est clair que les moyens et capacités ne sont pas à la hauteur des défis actuels, et encore moins de ceux posés par la possibilité d’un avènement de l’espace atlantique. D’autre part, il serait intéressant de discuter et d’analyser si une ouverture sur la mer est guidée par la prise de conscience de la dimension stratégique maritime des pays africains. S’agirait-il d’une réponse mécanique aux problèmes de la piraterie ? Ou plutôt d’une ouverture qui réponde aux intérêts croissants des compagnies multinationales pour l’exploration offshore des ressources naturelles (pétrole, gaz) et à la forte motivation de certains pays du Nord pour sécuriser leurs intérêts ?

La question de l’espace atlantique interpelle également les organisations d’intégration sous régionales, nommément la SADC (Communauté de développement d’Afrique australe), la CEEAC (Communauté économique des États d’Afrique centrale), la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) et l’UMA (Union du Maghreb arabe) - dont la Mauritanie et le Maroc font partie. Actuellement, à l’exception de l’UMA, ces organisations sous-régionales ont toutes adopté des stratégies maritimes, ou ont intégré la mer dans leurs agendas. Il est à craindre que les difficultés de fonctionnement et le manque de financement qu’elles connaissent toutes à des degrés variables ne faciliteront pas la mise en œuvre des stratégies et les coordinations nécessaires à la transversalité.

Par ailleurs, la situation, le fonctionnement et la duplication des organisations sous-régionales du côté sud et de l’Amérique centrale, ne sont pas susceptibles de rendre efficace la coordination entre les acteurs des deux rives. En dépit des dynamiques et initiatives récentes, notamment la présence diplomatique accrue du Brésil en Afrique et le sommet Amérique du Sud/Afrique, les deux rives ont encore un long chemin devant eux pour mieux se connaître et pour trouver des mécanismes efficients et efficaces de coordination dans les divers domaines qui plaident en faveur de la maîtrise de l’Atlantique. Incontestablement, l’idée de l’espace atlantique représente un défi énorme pour le bloc Sud.

À l’opposé, les pays et les organisations sous-régionales du Nord sont bien structurées avec des mécanismes de gouvernance et de commandement bien établis et rodés. Plus important encore, le Nord a acquis et développe ses connaissances scientifiques, ses moyens techniques et militaires et son savoir-faire opératoires à tout moment1.

Pour conclure, l’idée de l’espace atlantique démocratique et équilibré requiert l’accélération du développement socio-économique, la maîtrise de la science et de la technologie au Sud. Autrement, il sera impossible de ne pas reproduire les vieux modèles et pratiques qui ont caractérisé les relations Nord-Sud depuis le quinzième siècle.

1 Sans mentionner la présence physique et politique du Nord au Sud (les îles Malouines (FalklandsIslands en anglais) ; l’île Sainte-Hélène, Ascension Tristan da Cunha ;  Guyane et les autres possessions européennes aux Caraïbes).

Renato Florês : La recherche de liens concrets

Prenant en compte la réponse antérieure, le bloc Sud-Sud devra renforcer ses liens dans presque toutes les dimensions. Je nommerai : la sécurité ; le contrôle des ressources maritimes et côtières ; les visions sur le développement durable et les diverses modalités de pollution transnationale ; les échanges économiques face aux nouvelles réalités des processus productifs ;l’intégration, dès que possible, des passerelles et plateformes logistiques, et l’approfondissement des connaissances communes et des projets engageant plusieurs pays de la région.

Avant la création de structures plus ambitieuses de gouvernance, il faudra absolument faire vivre des liens concrets, par la voie physique, économique, environnementale et culturelle, de façon à renforcer une identité sud-atlantique.

Dans ce contexte, les relations avec l’Atlantique Nord n’en sont que bienvenues, mais toujours sous une perspective sud-atlantique et en évitant la rhétorique vide sur des valeurs et visions communes ; des généralités qui, dans le moindre cas, servent à amener très vite à des chemins se situant à l’opposé de nos espérances.

Giovanni Grevi : De nouvelles formes de dialogue Sud-Sud

Les dernières années témoignent d’une coopération Sud-Sud accrue dans le bassin atlantique, mais avec des réalisations en deçà des attentes. Les pays de l’Atlantique Sud devraient créer de nouvelles formes de coopération fonctionnelle avec différents partenaires du bassin et au-delà. Ils devraient également forger des liens économiques plus étroits à des fins de modernisation de leurs appareils productifs.

En dépit d’une progression sur le plan commercial entre les deux rives (notamment sous l’impulsion du Brésil), la coopération interrégionale entre l’Afrique et l’Amérique du Sud cristallisée par le sommet Afrique-Amérique du Sud, le cadre sécuritaire  Zopacas et l’accord d’échange commercial préférentiel entre le Mercosur (Marché commun du Sud) et SACU (Union douanière d’Afrique australe) demeure quelque peu superficielle. La grande avancée des rapports Sud-Sud est, rappelons-le, supportée par la demande rapide et croissante de la Chine et d’autres régions d’Asie pour les ressources naturelles africaine et sud-américaine. La Chine étant aujourd’hui le deuxième plus grand partenaire de l’Afrique (après l’UE), et deviendra bientôt le deuxième partenaire de l’Amérique du Sud (après les États-Unis). Ces profonds liens ont engendré de nouvelles formes de dialogues Sud-Sud, à l’instar du forum de coopération Chine-Afrique.

Baser sa stratégie de développement sur l’exportation de matières premières ne constitue pas une stratégie viable. C’est pour cela que les pays du Sud devraient diversifier et moderniser leurs systèmes productifs dans la perspective de mieux s’insérer dans les chaînes de valeurs globales. Cela pourrait aider ces pays à attirer plus d’investissement externes, autres que ceux destinés massivement aux industries extractives. Assurer la prospérité des pays du Sud relève des capacités d’améliorer le climat des affaires. Un État de droit, la lutte contre la corruption et le renforcement des institutions, et de multiples formes de coopération Sud-Sud pourraient être bénéfiques dans les dimensions susmentionnées. J’ajouterais aussi la coopération sécuritaire[1], la stabilisation de pays fragiles[2], la consolidation de la sécurité alimentaire….

Toutefois, la stratégie qui me semble la plus viable pour les pays de l’Atlantique Sud serait la proactivité dans les rapports engagés qui les lient avec leurs partenaires du Nord et du Sud, et ce, à travers les échanges de ressources, compétences et opportunités, pour ne pas tomber dans les divisions normatives ou idéologiques classiques. Le dialogue intensif est le meilleur pont qui liera progressivement les différents

acteurs.

Quels effets possibles pour le TTIP ?

Quelles conséquences économiques et politiques pourrait engendrer le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP en anglais) sur le futur de cet ordre atlantique ?

Dan Hamilton

Les flux commerciaux dans le bassin atlantique sont plus nombreux que dans les autres grandes régions du monde. Jamais autant d’ouvriers ou de consommateurs n’ont pénétré l’économie de l’Atlantique aussi rapidement ou aussi soudainement que dans ces quinze dernières années. De tous les quatre continents de l’Atlantique, l’Afrique est le continent le plus dépendant d’un commerce panatlantique sain.

Les connections commerciales en plein développement à travers l’hémisphère de l’Atlantique représentent un potentiel considérable. Mais, ceci est défié par une série d’évolutions allant de l’impasse des négociations commerciales multilatérales et birégionales, des défis protectionnistes locaux, des mesures qui faussent les échanges, à l’absence de mécanismes de gouvernance économique panatlantique.

Suivre le modèle des pays à revenu moyennement élevé

Les pays de l’Atlantique devraient avancer ensemble dans le but de mener vers la réussite le cycle de Doha[3] concernant les négociations commerciales multilatérales. Ils devraient adopter l’objectif à long terme du commerce et d’investissement entre les quatre continents de l’Atlantique, libres et ouverts, en veillant à ce que les échanges transatlantiques et que le Partenariat pour l’investissement (TTIP) fassent partie d’une architecture ouverte du commerce international, et ouvert à l’adhésion ou l’association de pays tiers. Cette architecture globale devrait également adapter les modalités commerciales préférentielles aux pays d’Afrique à faible revenu, et accepter et établir les standards de fonctionnement des entreprises publiques.

L’hémisphère Atlantique représente plus de la moitié du PIB mondial. Malheureusement, c’est aussi une région où se concentrent à la fois d’extrêmes richesses et d’extrêmes pauvretés. La croissance de l’inégalité et le manque de mobilité sociale au sein des pays altèrent la cohésion sociale, l’efficacité économique et la stabilité politique. Le paysage de la coopération au développement a également changé. Les pays, qui étaient autrefois pauvres, sont devenus des puissances économiques et ont commencé leurs propres programmes d’aide étrangère. Une nouvelle architecture de l’aide devrait émerger : de « nouveaux » donateurs devraient principalement se concentrer sur le transfert des connaissances, tandis que les donateurs « traditionnels » doivent continuer à se concentrer sur le transfert de ressources financières vers les pays pauvres ayant besoin de ressources subventionnées de l’extérieur. Nous devrions être guidés par les réformes qui ont transformé des États fragiles en pays à revenu moyennement élevé.

Victor Borges

Il me semble évident que les règles commerciales interpays développés ne doivent pas être les mêmes que celles entre eux et les pays en développement. Dans cet ordre d’idée, je tends à considérer le TTIP comme une initiative normale. Je ne veux pas soulever la question de la cohérence par rapport à l’OMC qui nous avait été présenté comme étant le cadre et l´espace universel pour la fixation de la nature des relations commerciales internationales.  Je ne rentre pas non plus dans la polémique qui entoure le débat sur le TTIP, particulièrement en Europe.  Le TTIP est inséparable d’une autre initiative désignée de TPP (Trans-Pacific Partnership) proposée par les États-Unis aux pays riverains du Pacifique et qui, en quelque sorte, indique les grandes priorités des pays de l’Atlantique Nord.

Il est vrai que l´UE et les ACP (États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) sont à la phase finale du processus de négociation des Accords de partenariats économiques (APE). Or, les APE aussi bien que les facilités et autres régimes commerciaux instaurés par les accords précédents (Lomé et Cotonou) ne bénéficient pas d´images d´efficacité en termes de développement. L’AGOA (AfricanGrowth and OpportunityAct), promu par les Émirats arabes unis pour pour les pays africains  subsahariens  a également montré ses limites[4].  Le sentiment général au Sud, surtout du côté africain, est que ces instruments ne sont pas ajustés aux défis de développement des économies des pays africains. En revanche, le TTIP et le TPP sont perçus comme étant des instruments beaucoup plus justes et efficaces.  À tort ou à raison, ceci conforte l’idée-reçue que les solutions pour le Sud (Atlantique) ne sont jamais à la hauteur des défis. Et l’on peut se demander si ces supputations ne seront pas facilement extrapolées à l’espace Atlantique.

Renato Florês

Laissons de côté la question de savoir si le TTIP deviendra une réalité ou pas. Et si c’était le cas, dans quelles mesures il serait un TTIP complet ou affaibli. Le TTIP, tel qu’il est aujourd’hui reconnu, s’insère dans le cadre de la guerre sur les standards, normes et protocoles dans les domaines de production et approvisionnement des biens manufacturés et des services nécessaires à une configuration économique globalisée, maîtresse d’une distribution internationale du travail dirigée par les grands centres modernes, générateurs d’innovation et d’algorithmes.

Créer nos propres standards

Il existe deux positions extrêmes sur ce traité. Soit accepter passivement les efforts en cours et, par conséquence, adopter sans restriction ses résultats ; ou bien essayer de créer des normes et des réglementations alternatives, presque en opposition à celles en discussion. Parmi ces deux postures contrastées, plusieurs stratégies différentes s’offrent au spectre de possibilités, et il est clair que des impacts auront lieu, d’une façon ou d’autre, sur ceux qui sont en dehors des négociations. L’Atlantique Sud devrait se préparer à ménager ces impacts.

D’un côté, cela veut dire qu’il faille examiner quelles sont les règles et normes intéressantes, ou inévitables, en sachant que leur rejet se traduirait par des coûts et des pertes d’accès considérables. D’un autre côté, nous devrons travailler pour une perception généralisée, et après avoir établi un consensus sur l’ensemble de règles pour lesquels nous pourrions créer et soutenir nos propres standards, avoir la possibilité d’influencer les termes des débats dans le Nord.

Il s’agit ici d’un chemin aride et tortueux, qui demande beaucoup de communication et des connaissances techniques variées. Je le trouve néanmoins essentiel pour assurer un futur autonome, mais pas autiste à l’ordre atlantique qu’on envisage de construire.

Giovanni Grevi : ​Le TTIP est une nouvelle génération d’accords

Certainement, la conclusion du TTIP serait à l’origine de profondes implications géopolitiques et géoéconomiques pour le bassin atlantique. Considéré comme une nouvelle génération d’accords, et au-delà de la réduction des barrières tarifaires, le TTIP voudrait assurer la réduction des barrières non tarifaires et établir de nouvelles règles pour faciliter les investissements mutuels entre des économies déjà intégrées. Et au-delà de l’impact sur la croissance et l’emploi en Europe et aux USA, ce type d’accord instaurerait un climat de confiance entre les parties prenantes. Mais dans un environnement stratégique incertain et contesté, cela présente des difficultés certaines. Les tenants du TTIP dépassent les réticences soulevées en avançant plusieurs arguments. En effet, cet accord pourrait jeter les bases de nouvelles règles pour le système économique mondial du XXIe siècle, spécialement depuis que les négociations multilatérales connaissent un relatif essoufflement. Le TTIP, toujours selon ses défenseurs, pourrait en outre constituer un benchmark pour les autres acteurs.

Le risque pour l’Amérique latine et l’Afrique est la perte de parts de marché dans l’Atlantique Nord, affectant par là des secteurs spécifiques pour les économies développées ou émergentes. Cela dépendra de la nature même du TTIP, s’il tend vers une « exclusivité Nord » ou bien s’il restera ouvert à la participation des autres acteurs. Il serait important d’envisager des mécanismes inclusifs de consultation et d’établir des évaluations sur l’impact de l’accord et des conséquences de ses mesures. Un débat devrait être lancé sur la possibilité des autres acteurs atlantiques à être membres ou à rallier cet accord, et de voir si ces acteurs ont la volonté et/ou la capacité d’y adhérer. D’un autre côté, Eveline Herfkens[5] note que le TTIP offre également l’opportunité pour l’UE et les USA de simplifier le système complexe des préférences commerciales et des exigences légales vis-à-vis des économies émergentes africaines, ce qui contribuera à une expansion des exportations africaines vers les marchés nord-atlantiques.

Effets « pacifiques » et « asiatiques » sur l’Atlantique

De quelle manière les économies asiatiques et pacifiques peuvent-elles influer sur l’édification d’un futur espace atlantique ?

Dan Hamilton

Au cours et au-delà de la prochaine décennie, l’un des facteurs externes les plus importants qui façonnera les liens économiques panatlantiques sera la montée de l’Asie en tant qu’acteur de l’Atlantique. Comme le font les puissances atlantiques qui cherchent à se tourner vers l’Asie, elles devraient chercher à comprendre comment et pourquoi les puissances asiatiques se tournent vers l’Atlantique. Tout d’abord, l’engagement de l’Asie dans l’Atlantique est principalement poussé par des préoccupations économiques.

L’engagement de l’Asie dans l’hémisphère de l’Atlantique est inégal

Ensuite, il n’y a aucune stratégie cohérente derrière l’orientation de l’Asie vers l’Atlantique. Les pays asiatiques agissent aussi bien comme des concurrents que comme des partenaires, pour ce qui est de leur engagement dans l’hémisphère Atlantique. Des pays d’Asie exportent souvent leur concurrence interrégionale avec d’autres pays asiatiques vers les régions éloignées des côtes du Pacifique, cherchant ainsi à avoir un avantage marginal ou à gagner des faveurs de pays tiers qui appuient leurs priorités politiques et économiques respectives. Finalement, les interminables débats à propos de la montée mondiale de l’Asie doivent être nuancés. L’engagement de l’Asie dans l’hémisphère de l’Atlantique est inégal. Certains liens sont bien plus forts que d’autres. La Chine en particulier est devenue un partenaire commercial important pour tous les continents de l’Atlantique. Ses échanges commerciaux avec les deux continents Sud de l’Atlantique ressemblent aux modèles coloniaux traditionnels. Avec le Nord, en revanche, l’approche est beaucoup plus complémentaire.

Des trois grands océans de la planète, l’Atlantique est le plus paisible. Les océans Pacifique et Indien sont mouvementés, pleins de rivalités et de tensions. Le lac de l’Atlantique, en revanche, pourrait être une force unificatrice autour de laquelle les pays peuvent se retrouver. L’hémisphère asiatique est l’hémisphère des normes et principes contestés parmi et entre les sociétés ouvertes, ainsi que celles fermées. En revanche, l’hémisphère de l’Atlantique est, avec ses difficultés, réuni autour d’aspirations fondamentales en matière de gouvernance interne.

L’Atlantique peut offrir des solutions de gouvernance plus innovantes et plus efficaces qu’il n’est possible d’adopter au sein des contextes du Pacifique asiatique ou de l’océan Indien, puisque les mécanismes traditionnels d’État à État intègrent l’espace atlantique moins bien que ne le font les réseaux d’acteurs publics et privés organisés autour du principe de régionalisme ouvert. Malgré ces tendances, il n’y a encore pas de mécanismes panatlantiques comparables à la coopération du bassin du Pacifique tel que proclamé par l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique ; en anglais : Asia-Pacific EconomicCooperation) et d’autres groupements. Il est temps de mettre de côté les formules à somme nulle du passé et d’effacer la ligne invisible divisant le Sud et le Nord de l’Atlantique, tout en redéfinissant une nouvelle communauté atlantique prête à faire face au nouveau monde qui se dresse devant nous.

Victor Borges

Je pense que les économies asiatiques et pacifiques (pas seulement la Chine, l’Inde, le Japon et les États du Golfe) ont déjà influencé les orientations politiques, économiques et les relations humaines dans le bassin Atlantique. Probablement de façon irréversible. Cette influence concerne aussi bien le Nord que le Sud. Indéniablement, elle est en train de remanier les relations historiques dans les pays du Nord et du Sud de l’Atlantique. Le discours dominant au Nord tend à mettre en relief la présence chinoise en Afrique. Involontairement, il escamote le poids croissant des économies asiatiques au Nord.

L’acquisition d’actifs financiers, d’entreprises stratégiques et de banques du Nord, l’intensification des échanges commerciaux, le poids des investissements directs, et le rythme de transfert de technologies nous renseignent sur la présence des économies asiatiques au Nord de l’Atlantique (et vice-versa). Au Sud, nous constatons que les économies asiatiques gagnent du terrain, en largeur et en profondeur.

L’espace atlantique ne pourra pas ignorer les relations économiques et politiques tissées avec les puissances asiatiques 

Les moyens et leviers de la reconfiguration des relations géostratégiques entre l’Asie et les pays de l’Atlantique sont nombreux et se renforcent mutuellement sur le terrain. Il suffit d’observer l’augmentation croissante des importations et exportations, l’apparition d’un réseau extraordinaire (et sous-estimé) de distributeurs, commerçants et prestataires de services, particulièrement chinois, l’augmentation extraordinaire du volume des investissements, et le nombre croissant des entreprises installées et impliquées dans les grands chantiers d’infrastructure d’Afrique, et ce, sans mentionner le déploiement diplomatique, politique et financier de la Chine dans le cadre bilatéral et régional des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), et des organisations internationales visant le rééquilibrage des relations internationales au niveau mondial.

Si l’espace atlantique, en tant qu’entité organisée, devait voir le jour dans le futur, il ne pourrait pas ignorer les relations économiques et politiques tissées avec les puissances asiatiques ! C’est est tellement vrai que l’on assiste, depuis un certain temps, à une réaction politico-émotionnelle chez certains politiciens et intellectuels du Nord qui critiquent durement l’exploration effrénée et incontrôlée des ressources naturelles de l’Afrique et le non-respect des droits de l’homme (de la part de la Chine). Cette critique, vraie et juste dans certains cas, a du mal à se faire accepter à cause de son origine ! De nombreux dirigeants du Sud, eux aussi piégés par un tourbillon politico-émotionnel, sont dépités car ils ont perdu du terrain en Afrique face à la concurrence asiatique. En effet, s’exclament-ils, ces critiques donnent l’illusion d’oublier que les relations du Sud avec les puissances de l’Atlantique Nord n’ont jamais été marquées par la gestion durable et équitable des ressources naturelles et encore moins par le respect de la liberté et des droits de l’homme[6]. La mémoire de l’appui donné aux dictateurs, des conflits sanglants et des coups d’État promus et financés par les intérêts du Nord et de l’exploitation débridée des ressources naturelles, est encore bien vive dans l’esprit (et dans la chair) de beaucoup d’acteurs politiques du Sud.

Il faut aussi dire que l’échec relatif du partenariat avec le Nord découle, également, d’erreurs de stratégie politique et de gestion du développement de la part des élites du Sud et du Nord. D’où l’obligation impérative pour le Sud, particulièrement du côté africain, d’évaluer − rigoureusement  − l’expérience de partenariat avec le Nord avec l’objectif de prévenir et dépister le risque de répétition des mêmes erreurs du passé  à l’égard des pays asiatiques. On ne construit pas de partenariats solides et efficaces, animés presque exclusivement par les gains immédiats, l’euphorie et le sentiment d’autosatisfaction et de revanche sur d’autres partenaires.

Pour en finir, je dirais que les économies des pays asiatiques ont déjà  influencé et influenceront certainement profondément l’espace atlantique dans les prochains temps, et pour une longue durée. La dimension et la qualité de cette influence dépendront aussi du leadership des pays impliqués, aussi bien au Nord qu’au Sud.

Renato Flores : Les ouvertures vers l’Asie et le Pacifique sont une urgence 

Ici, on touche à une question primordiale. Si on accepte que la Terre est ronde (une hypothèse qui me paraît raisonnable …), soit l’Afrique, soit l’Amérique du Sud ont des côtés qui regardent l’Asie et le Pacifique. Parallèles à une dynamique sud-atlantique, ces derniers cohabitent aussi avec une dynamique africaine (saharienne et subsaharienne) et une autre sud-américaine. Les problèmes se connectent et se superposent, et il reste impossible de concevoir un approfondissement de la composante sud-atlantique sans incorporer, en même temps, des ouvertures vers cette autre immense région, « voisine » des côtes non-atlantiques.

Je mentionne deux espaces, à mon avis, cruciaux : 

• le premier est l’ensemble de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), projet d’intégration originale qui regroupe maintenant dix pays partageant plusieurs dilemmes de croissance et de gestion de l’enjeu socio-économique vécu également par les nations sud-atlantiques. En plus, ils constituent des marchés et sont des producteurs à mi-chemin du géant chinois, désireux de trouver des nouveaux partenariats pour équilibrer la force d’attraction exercée par la Chine.

• Le second est l’Inde, pays des contrastes et d’une diversité qui défie l’imagination. Ce pays est en train de prendre le train pour devenir un protagoniste international de poids. L’identité des problèmes et challenges à se soumettre au jeu des correspondances se posent aussi, comme pour l’ASEAN, mais d’une façon moins évidente, étant donné l’unicité de cette Nation-continent. L’enjeu ici est plutôt celui d’une association stratégique, par exemple dans la question des normes et protocoles soulevés par le TTIP ou dans le dessin des nouvelles architectures globales de sécurité, ainsi que du sujet majeur des routes commerciales maritimes.

Dans ce jeu complexe, la présence de l’Atlantique Sud est inévitable. Plus vite les ouvertures vers l’Asie et le Pacifique − ouvertures plus durables, structurées et élargies que celles déjà existantes − seront organisées,  mieux ce sera pour le projet sud-atlantique

 

Biographies

Dr. Daniel S. Hamiltonest Professeur à l’Austrian Marshall Plan Foundation et directeur du Center for Transatlantic Relations à l’école des Études Internationales Avancées (SAIS) Paul H. Nitze, John Hopkins Université. Il a également été coordinateur des Atlantic Studies pour le réseau Jean Monnet et directeur exécutif du consortium américain pour les études européennes. Daniel Hamilton a occupé plusieurs positions dans le gouvernement américain, notamment assistant député au Secrétariat d’État et directeur associé du Policy Planning Staff pour le gouvernement. Sesrécentes publications incluentRule-Makers or Rule-Takers? Exploring the Transatlantic Trade and Investment Partnership (2015); The Geopolitics of TTIP (2014); Atlantic Rising: Changing Commercial Dynamics in the Atlantic Basin (2014); The Transatlantic Economy (annual editions, 2004-2015); Europe’s Economic Crisis(2012); Transatlantic 2020: A Tale of Four Futures (2011); and Europe 2020: Competitive or Complacent? (2011).

Victor Borgesestun hommepolitique. Il a étéMinistre des Affairesétrangères du Cap-Vert d’avril 2004 au 27 juin 2008. Président de la Foundationfor Development and International Exchanges (FDI-CV), ilestaussimembre de nombreuxcomitésdont le comitéscientifique de l’initiativetri-continentaleatlantique au Maroc et celuid’Atlantic Future.

Renato G. Flôres Jr.estProfesseur à l’Écoled’Économie (FGV/EPGE), Aide Spéciale du Président et Directeur de l’Unitéd’Intelligence Internationale (FGV/IIU), au sein de la FGV, Rio de Janeiro, Brésil, oùilétaitdirecteur de recherche et des relations internationales. Il estmembre du groupe permanent d’experts du comité des mesurescompensatoires et des subventions à l’Organisationmondiale du commerce (OMC) à Genève. Il est, par ailleurs, membre du comitéacadémique du Centro Brasileiro de RelaçõesInternacionais – CEBRI, et membre du comité consultatif de la chaire Mercosur à l’Institut d’Études Politiques, Sciences po, Paris.

Giovanni Greviestdirecteur du think tank européen FRIDE, oùil a étéchercheursenior et responsable du bureau de Bruxelles depuis 2010. Avant de rejoindre FRIDE, ilétaitchercheursénior à l’Instituteuropéen des études de sécurité (EUISS) à Paris de 2005 à 2010. Il a collaboré à l’EuropeanPolicy Center de Bruxelles en tantqu’analystepolitique (1998-2002). Giovanni Grevi détient un master à la London School of Economics et undoctorat à l’UniversitéLibre de Bruxelles.


[1]À travers la coopération maritime Brésil-Afrique notamment.

[2]De Haïti à la Guinée-Bissau.

[3].
Le cycle de Doha est une ronde de négociations, qui devait au départ durer trois ans, effectuée sous l’égide de l’OMC (Organisation mondiale du commerce).

[4].
90% des échanges ont porté sur les ressources naturelles, principalement le pétrole

[5].
Femme politique et diplomate néerlandaise, membre du Parti du travail (PvdA), coordinatrice de la campagne des Objectifs du millénaire pour le développement et ancienne ministre de la Coopération des Pays-Bas.

[6].
C’est seulement après la fin de l’antagonisme américano-soviétique, désigné sous l’euphémisme de Guerre froide (les multiples guerres par procuration menées ou encouragées au Sud et les milliers de morts et de victimes ne changeront rien à la désignation officielle du conflit Union soviétique-États-Unis !) que les relations politiques entre les pays du Nord et du Sud de l’Atlantique retrouvent des chemins plus au moins sains. Avant, tout était perçu, lu, décodé et décidé en fonction de la logique de la Guerre froide ! Les pays du Sud se doivent d’observer et étudier l’antagonisme croissant entre la Chine et les États-Unis pour dépister le risque d’une réédition du passé !