Entrepreneurs transnationaux

Entrepreneurs transnationaux

Notre porte d’entrée pour identifier cette nouvelle catégorie d’entrepreneurs par-delà les frontières est le tourisme. C’est incontestablement l’une des industries les plus dynamiques de la nouvelle économie mondiale. L’Organisation mondiale du tourisme (OMT) prédit que, d’ici 2010, le tourisme intéressera un milliard de personnes1 et qu’il contribuera pour 11,6 % au produit intérieur brut (PIB). De plus, il est estimé qu’en 2010, environ 250 millions de personnes seront employées dans le tourisme (1/11) et que 10,6 % des investissements se feront dans ce secteur2.

 

LE TOURISME ET L’ATTRAIT DU MAROC POUR LES NOUVELLES GÉNÉRATIONS

Au Maroc, le secteur du tourisme, avec ses 8 millions de touristes en 2008, constitue une composante importante de l’économie nationale et un facteur-clef de développement. Certes, ses multiples contributions directes sont substantielles, estimées à environ 59 milliards de dirhams de recettes, soit plus de 12% de l’ensemble en 2007. De plus, ce secteur draine des volumes d’investissements intéressants : en 2007, 6 fois le volume réalisé en 2001, 39 milliards de dirhams d’investissements  entre 2001 et 2007, dont 32 spontanés3 !

Le secteur du tourisme est surtout doté d’une forte capacité liée à l’organisation et à l’aménagement de l’espace, et en ce sens, il constitue un facteur déterminant dans le rééquilibrage des économies locales et régionales, en attirant des investissements productifs. Toutefois, ces contributions restent largement en dessous de ce que pourraient apporter, en matière de développement économique et social et de valorisation, des ressources naturelles et culturelles existantes.

Le tourisme est ainsi un secteur économique qui occupe une place stratégique dans la politique économique nationale actuelle4. Ses recettes représentent l’une des principales sources de devises pour le royaume, avec les transferts financiers des Marocains résidant à l’étranger et les exportations de phosphates.

Rappelons que les MRE constituent presque la moitié des flux touristiques nationaux comptabilisés et permettent au Maroc d’atténuer les effets des risques à l’échelle internationale. C’est donc une sécurité pour l’économie nationale et un segment de clientèle important, mais que les opérateurs et la politique nationale ne ciblent que timidement.                                             

En même temps, il faudrait souligner que les comportements touristiques des MRE ne sont pas identiques selon les générations. Si celle des parents (première génération) opère un va-et-vient entre la région d’origine et la région d’accueil, les jeunes issus de l’immigration sont convertis à la culture des loisirs et des vacances de leur pays de vie. Ils ont une consommation du tourisme différente de leurs parents et s’inspirent de la culture dominante des vacances en Occident. Ils sont autant des touristes au Maroc que dans d’autres pays du bassin méditerranéen. D’après une enquête de Biladi.net, plus de trente mille jeunes Franco-marocains ont choisi de passer leurs vacances en Turquie et en Egypte, deux pays qui offrent des prix et un attrait imbattables. Une petite partie a préféré la Tunisie. C’est donc une opportunité à reconsidérer dans les stratégies de promotion de la destination touristique marocaine.

 

LES MRE FACE AUX NOUVELLES OPPORTUNITÉS D’INVESTISSEMENT DANS LE TOURISME

L’enquête réalisée par la Fondation Hassan II en 2004 sur les investissements des émigrés marocains est pleine d’enseignements scientifiques, et ce, malgré son caractère qualitatif. En effet, les MRE (toutes générations confondues) investissent tous les ans environ 10 à 12 milliards de dirhams au Maroc. Cela représente près de 30% des fonds qu’ils transfèrent depuis leur pays de résidence. D’après d’autres enquêtes réalisées par la Fondation, l’immobilier reste leur principal choix, de 65 à 72% des investissements5. Le reste se répartit entre les autres secteurs : services, agriculture, tourisme, industrie.

Par contre, les comportements des jeunes générations issues de l’immigration en matière d’investissement sont différents. «Les deuxième et troisième générations de MRE ont acquis un niveau d’instruction et de formation leur permettant d’être plus aptes à réaliser des projets d’investissement innovants»6, explique Mustapha Barqouq Alami, directeur communication à l’Erac-Centre7.  Le directeur du Centre régional d’investissement de Tanger fait le même raisonnement. «De plus en plus de jeunes MRE reviennent à Tanger avec des idées originales et mettent sur pied des projets novateurs, essentiellement dans l’animation culturelle et le tourisme, dans une moindre mesure dans l’industrie et le commerce»8.

Nous constatons ainsi une inscription de ces jeunes issus de l’immigration dans des mobilités transnationales beaucoup plus élargies et ouvertes, par rapport à la génération de leurs parents.

D’après ce qu’a révélé l’enquête de la Fondation Hassan II, les deuxième et troisième générations de migrants vont de plus en plus vers le secteur tertiaire : commerce, restauration, tourisme, boulangerie, pâtisserie, blanchisserie et sous-traitance. «Les lauréats des grandes écoles, eux, optent d’entrée de jeu pour l’industrie, les nouvelles technologies, le conseil ou la santé.»9.

L’investissement productif des MRE tient moins à son poids qu’au rôle particulier qu’il joue dans la dynamisation de l’économie locale, régionale et nationale. Il permet la création de PME et l’ouverture de l’économie marocaine à des capitaux en provenance des pays d’accueil des MRE. Ceci se fait souvent dans des logiques de partenariat entre des acteurs économiques qui sont insérés dans des réseaux transnationaux entre le nord et le sud.

Dans la pensée commune, ces acteurs construisent un discours humanitaire, de développement, socio-affectif par rapport au Maroc, pour justifier l’investissement de leurs capitaux. Ces entrepreneurs transnationaux sont parfois guidés par des aspirations individuelles de réussite, de recherche de reconnaissance ou d’une volonté aventurière d’émerger comme un «riche» dans le pays d’où ils sont partis, eux ou leurs parents.  Cependant, au-delà du discours commun, ces PME s’insèrent dans des rapports économiques conjuguant la dimension formelle et informelle avec des adaptations institutionnelles et juridiques10.

 

TÉMOIGNAGES D’ENTREPRENEURS TRANSNATIONAUX

L’évocation de profils investissant dans le tourisme et qui s’insèrent dans la catégorie des entrepreneurs transnationaux11 est édifiante. Le premier profil concerne une femme (I.N.) de 38 ans, propriétaire d’une maison d’hôtes, licenciée en économie, mariée à un conjoint français, issu de l’immigration. Elle est résidente principalement en France jusqu’en 2005 et actuellement elle réside entre Tanger (Maroc) et Toulouse (France).

Après son bac, la propriétaire est partie en France pour terminer ses études, où elle a rencontré son mari en 1998. Il était commerçant. C’est alors qu’ils ont décidé de s’installer au Maroc et précisément à Tanger où ils ont acheté une maison dans la médina, qu’ils ont aménagée en maison d’hôtes. Le soutien familial et la combinaison de crédits, de par leur double appartenance, auprès de banques marocaines et françaises, ont été décisifs dans l’acquisition de la maison. «C’est une opportunité qui nous distingue de ceux qui sont seulement Marocains» (I.N). D’ailleurs après quatre ans, ils envisagent déjà d’acheter la seconde maison et d’en assurer l’aménagement en maison d’hôtes.

Pour eux, c’est une aventure vis-à-vis de laquelle ils affichent une satisfaction particulière.  Ils ont acquis un nouveau statut social d’employeurs, en s’affranchissant du statut de salariés, contribuent à leur manière au développement de la ville, notamment par la création de sept emplois et vivent à travers l’activité touristique une autre temporalité qui les connecte avec l’espace-monde. L’usage d’Internet, la dualisation du mode de vie qu’ils mènent et leur inscription dans la mobilité transnationale font d’eux de petits entrepreneurs d’une nouvelle génération. Tout en affichant une volonté de bons citoyens, acteurs dans les deux espaces de leur appartenance, ils témoignent combien les démarches administratives étaient pénibles, au point qu’ils ont souvent été contraints de donner du bakchich  pour faire avancer leur projet.

Du fait de l’itinéraire spécifique de chacun des conjoints, la femme accepte de se définir comme «MRE de retour» au Maroc du fait qu’elle est partie en France à l’âge de la majorité. En revanche, son mari réfute cette désignation et préfère celle d’ «entrepreneur sans frontières». Il réfute également l’appellation d’«expatrié», jugée trop connotée, d’après lui, d’ «enfermement» et d’«isolement». Pour le mari, investir au Maroc n’a pas forcément plus de sens qu’investir en Tunisie ou encore en Turquie. «Si ma femme a un lien direct et encore vivant avec Tanger, moi je ne l’ai pas forcément. La politique marocaine est décalée par rapport à nous qui sommes nés et éduqués à l’étranger. Nous sommes citoyens du monde et il faudrait nous traiter ainsi».

En ce qui concerne le second profil, nous allons présenter un extrait d’entretien explicitant son itinéraire d’entrepreneur transnational.

«Mon domaine, c’est d’abord l’événementiel. Je fais des supports de communication, surtout pour le secteur touristique, et suis directeur de production de deux émissions de télé…. Et puis, je fais du management d’artistes. Je réalise des évènements que me commandent des agences parisiennes. Par exemple, je viens d’organiser une chasse au trésor dans la médina. C’était pour Alcatel. Ils étaient ravis. Maintenant, je suis un intermédiaire pour des tours opérateurs qui viennent prospecter. Ils apprécient d’avoir un contact avec quelqu’un qui a les mêmes références qu’eux, qui connaît bien leur réalité et avec qui on peut blaguer, etc. et qui, en même temps, connaît bien le Maroc. Je donne des cours de coaching ....»

«Je suis né en France, j’ai fait un master en économie internationale, à Perpignan. A la fin de mes études, j’avais deux solutions : comme je n’étais pas dans une région socialement dynamique, il fallait que je monte à Paris pour gagner 2000 euros nets, tout dépenser, car la vie y est chère, et avoir une vie stressante, ou bien partir ailleurs encore. Le Maroc était un bon choix, surtout que je venais de me séparer de ma femme …»

«… J’ai 29 ans. Je n’ai pas le temps de me prélasser à une terrasse de café tellement mon activité touristique est florissante. Et puis ma situation affective progresse et mes parents vont pouvoir venir s’installer à Marrakech. Je leur ai acheté un bien. Mon père, Marocain, faisait des études pour être pilote d’avion. Il a tout abandonné en 68 pour la France, il avait rencontré un Français à Fès. On lui avait promis monts et merveilles. Il se voyait chef d’entreprise dans un pays démocratique et moderne. C’étaient d’abord ses convictions politiques. En réalité, il est resté en bas de l’échelle dans une petite entreprise qui vend des boissons. Il est parti avec ma mère et une valise. Ils avaient les yeux qui brillaient. Aujourd’hui, ils n’ont plus de rêves. Je voudrais leur en donner. Vous savez, je n’aime pas cette appellation de MRE. Notre miroir, c’est l’équipe française de foot, des étrangers qui représentent la France. Nous nous ressemblons, nous sommes ambitieux, nous en voulons, nous sommes issus de cette même génération d’émigrés. Nous sommes les piliers de la mondialisation de demain».

 

NOUVELLE TYPOLOGIE DE MRE

D’une manière globale, les itinéraires et les modes de vie des entrepreneurs dans le secteur du tourisme montrent que la notion de  MRE est extrêmement floue et incertaine. D’après nos nombreux entretiens, nous avons abouti à la typologie suivante :

• Le MRE : habite et travaille à l’étranger et gère de loin son projet au Maroc. Il y fait quelques voyages rapides. C’est le cas le moins fréquent.

• Le MRE bi-résident : travaille au Maroc la majeure partie de l’année mais a encore un domicile à l’étranger, ce qui implique de fréquents allers-retours. Il peut encore avoir des affaires à l’étranger, ou il planifie d’en avoir. Il a pu naître au Maroc ou à l’étranger. Il a pu quitter le Maroc pour réaliser ses études. Ce MRE peut avoir une activité de type «prestation de service à l’international».

• L’ex-MRE : son parcours éducatif et professionnel a été fait à l’étranger mais il s’est installé au Maroc. Il garde cependant un lien très fort avec le pays d’émigration pour lequel il a un attachement au niveau des valeurs (démocratie, justice sociale, libertés individuelles). Au niveau social, il a de la famille et des amis encore là-bas. Au niveau économique, il a parfois encore des affaires à l’étranger. Il a pu naître au Maroc ou à l’étranger. Il a pu quitter le Maroc pour réaliser ses études. Ce MRE peut avoir eu une activité de type «prestation de service à l’international» qui lui a permis de se faire un réseau à l’international et un capital financier par le biais d’une activité à l’étranger.

Dans toutes ces situations, nous sommes devant de nouveaux entrepreneurs transnationaux, loin des préoccupations de la figure de l’immigré classique plus préoccupé par son retour au pays et donc d’abord par la construction  de sa maison. Les jeunes de la deuxième et troisième génération sont plus porteurs d’autres aspirations entrepreneuriales, tout en se considérant comme des participants au développement du pays d’origine. Ils vivent un rapport différencié de celui de leurs parents avec le Maroc qui va de pair avec leur situation de binationaux, avec parfois une multi-appartenance territoriale.