Entreprendre au féminin

Entreprendre au féminin

Originaire de Fès, Hakima El Haite est la petite dernière d’une fratrie de garçons qu’elle suit partout. «J’ai joué au foot dans la rue avec mes frères, me suis blessée  aux genoux, écoutais leurs conversations... Ceci m’a permis de comprendre la psychologie masculine et d’avoir confiance en moi très jeune», nous confie-t-elle. Traitée comme une princesse à la maison, elle est portée par son père qui l’encourage à faire de brillantes études. Son mariage précoce ne freine en rien ses ambitions ; elle choisit la voie de l’environnement et décroche son doctorat en 1990. Ces années d’études sont particulièrement éprouvantes, entre de nombreux déplacements, deux grossesses (elle aura trois filles) et des accouchements à la veille des examens !

Avec son caractère de battante - son frère dira même qu’elle n’est «pas une femme, mais dix hommes !» -, Hakima détonne et dérange déjà. Ses études l’amènent à dénoncer la pollution de l’Oued Sebou, ce qui lui vaudra de virulents détracteurs. Jeune doctorante déterminée, elle invite une grande figure féminine de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire de Fès, Mme Ayachi, à intégrer le jury de sa thèse ; cette dernière accepte et deviendra son mentor. Les deux femmes resteront longtemps liées.

Pour ses premiers pas dans la vie active, Hakima choisit une entreprise internationale de consulting. Elle y apprend le travail par objectifs et intervient auprès d’organismes mondiaux de référence dans le domaine de l’environnement. C’est ensuite au sein de l’Agence urbaine de Fès qu’elle décroche, à force de lobbying, une mission inédite : la création d’une cellule dédiée à l’environnement, une première du genre dans le pays. Fière de ses réalisations mais ayant le sentiment de ne pas être reconnue pour son travail, Hakima opte finalement pour l’indépendance et lance son propre bureau d’études en 1993-1994. A l’époque, le marché est quasi inexistant mais «quand on n’a pas le choix, on réussit !»

Pour Hakima, «on mesure ses réussites à ses défis», et la liste des obstacles surmontés est longue ! L’apport financier nécessaire à la création de son cabinet lui vient d’un «crédit jeune promoteur» qu’elle obtient grâce à sa ténacité et des arguments convaincants : «Mon travail sera utile à tous les Marocains !». Ses rencontres amicales régulières avec la défunte Mme Ayachi lui permettent de suivre et de participer indirectement aux débats sur le développement de la stratégie environnementale du Maroc. Cette expérience passionnante lui permet également de voir le marché se créer. Enfin, pour financer la croissance de son cabinet et accroître son fonds de roulement, elle n’hésitera pas, par deux fois, à revendre sa maison et emménager en appartement avec ses filles.

Au quotidien, Hakima s’investit jours et nuits dans son travail et démarche elle-même les élus sur l’ensemble du territoire national. Sa jeunesse va la desservir : traiter avec une gamine coupée au carré et couverte de taches de rousseur, ce n’est pas sérieux ! Ses interlocuteurs réclament LE patron et Hakima n’a d’autre choix que de se faire passer pour une simple employée.

Habituée à se battre pour dépasser sa condition de femme dans un univers masculin plein de préjugés, Hakima est également sensible aux inégalités sociales. Elle n’a jusque-là aucune culture civique ni politique, mais en 2003 tout va basculer. Après les attentats de Casablanca, des bruits courent sur l’hypothétique imposition du port du voile aux femmes marocaines et la restriction de leur liberté de travailler et d’entreprendre. Cette idée révolte notre héroïne qui rejoint le Mouvement Populaire pour y défendre les «maillons faibles» du Royaume. La cause féminine la touche plus particulièrement ; elle-même mère de trois filles, consciente des injustices liées à son sexe, s’engage pour rétablir l’égalité de traitement de ses pairs devant la loi. Cette cause la mènera au titre de vice-présidente de l’Internationale Libérale pour les Femmes.

Pour cette militante, «les femmes sont des êtres merveilleux : émotives, fortes et intelligentes, elles supportent leur famille, éduquent leurs enfants, accusent, militent...». Beaucoup d’entre elles sont remarquables à plus d’un titre mais restent dans l’ombre. Hakima prend la mesure du potentiel de progrès détenu par ces femmes et cherche un moyen pour les aider à prendre le pouvoir. Entourée d’une équipe soudée, elle crée le réseau Connecting Group, dont la vocation est de former des femmes d’exception à renforcer leur leadership pour rayonner davantage et mieux servir leur pays. Soixante-dix Marocaines sont ainsi identifiées, choisies pour leur niveau d’instruction, leur réussite professionnelle, leur déontologie mais aussi leur engagement civique. Elles seront formées par des psychologues, coaches, politiciens, experts en communication et autres spécialistes internationaux pour «grandir» à leur contact et se préparer à leurs actions futures. Lancé le 14 février 2011, jour de la première séance de formation, le réseau est en cours d’être dupliqué dans différents pays du Maghreb et d’Europe, démontrant que les besoins sont immenses !

Au stade actuel de son parcours, Hakima El Haite est une femme heureuse. Son succès professionnel est exemplaire, elle s’investit pleinement pour servir les causes chères à son cœur et vit en conformité avec ses convictions. Mais sa plus belle réussite, selon elle, ce sont ses filles, trois étudiantes à la tête bien faite, battantes et convaincues, qui pourront s’épanouir et faire valoir leurs droits de femmes dans ce Maroc qu’elles aiment tout autant que leur mère