Entre recherche et crise des sciences sociales

Entre recherche et crise des sciences sociales

Mon intervention tournera autour des effets des politiques publiques, du statut social de l’enseignant chercheur, de la communauté scientifique et de son rôle dans l’institution universitaire, enfin, de la crise de la production scientifique.

Au Maroc, la recherche en sciences humaines et sociales se développe dans un environnement qui n’est guère stimulants pour ne pas dire hostile. Les pouvoirs publics n’ont pas encore pris la mesure des efforts à accomplir dans ce domaine. En termes de conditions de travail, ils ne mettent pas à la disposition des enseignants chercheurs les moyens matériels et humains nécessaires. Ils n’ont pas de politique scientifique claire et visible qui encadrerait l’activité collective de recherche.

Un leitmotiv revient presque constamment dans la quarantaine d’interviews que les enseignants nous ont accordées et dans les focus groups1. Il ne suffit pas de nous demander, affirment-ils, d’assurer des enseignements et de supporter les conséquences de la nouvelle réforme qui nous pénalisent. Il faut encore soutenir nos efforts par le recrutement d’assistants et par la création de centres de recherche autonomes au sein même de l’université, qui disposeraient de budgets également propres et autonomes.

Or, depuis de nombreuses années, les recrutements se tarissent, la relève n’est nullement préparée: certains départements seront bientôt sinistrés après le départ à la retraite des plus anciens. Par ailleurs, la politique actuelle qui consiste à recruter massivement des vacataires pour parer au plus pressé est dangereuse et conduira à une grave détérioration de la qualité de l’enseignement.

A force de confiner les universitaires marocains dans des tâches d’enseignement, on les condamne à réduire cette activité à une simple restitution de cours fatigués et à passer le plus clair de leur temps à corriger des copies. Or pour que l’universitaire soit en mesure de suivre les progrès de sa discipline et d’en transmettre l’essentiel à ses étudiants, il lui faut non seulement avoir accès à toutes les publications internationales mais également conduire lui-même des recherches.

Il convient donc de s’assurer que la multiplicité des rôles du professeur soit respectée, qu’on ne la réduise pas à l’enseignement au détriment de la recherche proprement dite à laquelle les enseignants devraient normalement consacrer une partie de leur temps. Toutes les universités modernes souscrivent aux principes que Humboldt avaient énoncés et appliqués lors de la création de l’université de Berlin, au tout début du XIXe siècle. Selon le plan de Humboldt et de Fichte, l’université est d’abord un lieu d’enseignement et de recherche, ce qui est, pour l’époque, une véritable révolution dans la mesure où elle rompt avec la vision archaïque d’une université qui restitue sans créer. De nombreux enseignants marocains qui avaient reçu une formation de chercheur deviennent très vite des cadres dont la fonction principale est la restitution de cours et la gestion. L’université, lieu de recherches, est pratiquement inexistante. La culture de la recherche n’a pas encore pénétré sérieusement nos universités. Sous ce rapport, l’université marocaine est pré-humboldtienne.

Au Maroc comme du reste dans d’autres pays en développement, les chercheurs font face à un dilemme : soit ils participent à des expertises et à des travaux extra-universitaires pour contribuer à la résolution de problèmes locaux, soit ils suivent les modèles et les systèmes de référence universalistes communs à la communauté scientifique internationale. Apparemment, les deux voies sont exclusives l’une de l’autre au Maroc. Il n’en est pas ainsi dans les pays où la recherche fondamentale est soutenue.

Si les ressources de l’enseignant chercheur marocain proviennent principalement, pour ne pas dire exclusivement, de réponses à des appels d’offre, s’il n’est pas libre de définir librement ses thèmes de recherche, sa problématique théorique. Il faut s’attendre à ce que les résultats de ses travaux demeurent confinés dans de médiocres perspectives d’ingénierie sociale. Il serait miraculeux qu’ils aboutissent à un progrès de la connaissance scientifique, à des résultats cumulatifs ou inédits.

On comprend que l’ingénierie sociale soit importante pour l’Etat ou pour d’autres bailleurs de fond. Mais il serait grave et handicapant pour le chercheur que le seul financement de ses recherches ne provienne que d’appels d’offre ou d’expertises. Certes, de telles sources de financement existent dans les pays où la recherche est intense; elles sont cependant loin d’être les seules et les plus importantes. L’expérience passée de certains pays qui avaient fortement contribué à orienter la recherche vers l’ingénierie sociale est édifiante : les retombées cognitives sont des plus modestes… Je ne peux qu’être circonspect sur ce mode de financement.

L’Etat peut et doit avoir une politique de recherche, mais à la condition que son financement soit varié et qu’il accepte de financer des recherches apparemment gratuites et sans intérêt pratique immédiat pour lui. Qui serait d’ailleurs assez imprudent pour affirmer que de telles recherches libres de tout souci pratique n’auront aucun impact sur de futures décisions politiques parfois majeures ?

Comparés à leurs collègues des pays scientifiquement plus avancés, les chercheurs marocains souffrent de plusieurs handicaps importants qui sont liés à la visibilité et à la reconnaissance de leur production sur la scène internationale. Ils ne bénéficient pas davantage de visibilité et de reconnaissance dans leur propre société…

Les chercheurs n’ont pas de statut social et ne jouissent pas d’un prestige élevé. Les médecins, les avocats, d’autres professions libérales, certains hauts fonctionnaires, ayant un niveau d’instruction et des diplômes similaires, ne sont pas seulement mieux payés mais jouissent d’une meilleure considération sociale.

Les représentations sociales du métier de professeur sont franchement négatives. Les analyses des données de l’enquête quantitative, conduite auprès des 1400 enseignants chercheurs en sciences humaines et sociales, ont montré que, quelle que soit la dimension de l’espace positionnel que l’on prend en considération, qu’il s’agisse des revenus, du prestige ou du pouvoir, le professeur d’université marocain occupe une piètre place et a une image dégradée…

L’université et la recherche finiront par ne plus attirer les meilleurs étudiants si la situation perdure. Si, d’ailleurs, les plus brillants étudiants sont de moins en moins attirés par l’université, c’est sans doute parce qu’ils estiment que les rétributions sociales que leur offre la communauté nationale ne sont plus proportionnelles aux sacrifices, aux contributions qu’ils ont dû consentir pour se former. C’est là un problème quasi universel que les pays industriels avancés connaissent également. Ils l’ont toutefois partiellement résolu en ouvrant les portes de leurs universités et centres de recherche aux intellectuels étrangers, en rétribuant les  publications scientifiques en fonction de la renommée internationale de la revue, en modulant les salaires en fonction de leur demande et de la notoriété scientifique de l’enseignant. Le Maroc ne peut les concurrencer ; il doit à tout le moins garder son unique richesse, ses hommes.

Par-dessus tout, les chercheurs ont besoin de trouver leur place dans une communauté scientifique qui a sa propre légitimité dans le système universitaire comme dans la société. Au Maroc, la communauté scientifique dans les sciences humaines et sociales est à peine embryonnaire. Elle n’est, à vrai dire, reconnue, ni par les enseignants chercheurs eux-mêmes, ni a fortiori par les pouvoirs publics qui pourraient l’impulser en lui accordant des prérogatives importantes, en matière d’évaluation des réponses aux appels d’offre et des promotions. Ils pourraient à terme l’institutionnaliser. Cela suppose aussi une plus grande professionnalisation de la part des enseignants chercheurs.

En principe, il appartient aux membres de la communauté scientifique d’exercer un contrôle interne des critères reconnus et admis par eux.  Cela ne peut fonctionner sans l’existence d’un consensus sinon absolu du moins général autour de règles et valeurs propres à la communauté. Que ce soit dans les entretiens, la recherche quantitative ou les focus groups, je n’ai pu remarquer l’existence d’aucune conscience par les membres de la communauté scientifique des frontières de leur organisation et de ses mécanismes de contrôle social, particulièrement les systèmes de récompense qui assurent l’autonomie de la communauté scientifique, sa reproduction et sa croissance.

L’émergence d’une communauté et la légitimité des activités scientifiques sont souvent associées à la création d’associations professionnelles actives. Parfois de telles associations marocaines existent, mais elles manquent d’un appui public pour qu’elles fonctionnent mieux : congrès annuels, création de revues nationales pour dépasser l’émiettement caractéristique des revues de facultés qui sont perçues comme non légitimes aux yeux de beaucoup, notamment des chercheurs appartenant à la communauté internationale.

Le problème de l’évaluation des travaux des chercheurs marocains se pose de façon dramatique. Il n’existe aucune instance nationale, légitime, contrôlée par les pairs pour évaluer les travaux et contrôler la promotion. Les commissions facultaires ne sont pas perçues comme indépendantes, dignes de foi, objectives. La promotion se fait selon des règles bureaucratiques qui jurent avec les normes de toute université digne de ce nom, pour lesquelles la productivité scientifique et la concurrence loyale dans un domaine où l’émulation est souhaitable et même nécessaire sont deux des principaux critères d’évaluation.

C’est, me semble-t-il, l’un des nœuds du problème de l’émergence et de la structuration de la communauté. La question essentielle que je me suis posée dans ce travail est celle de savoir si les enseignants chercheurs marocains constituent une « constellation d’acteurs », au sens de Gläser, douée de propriétés spécifiques relatives à la communication et à la coopération. La réponse à cette question qu’autorisent les analyses croisées des données de l’enquête est négative.

On remarque un bas niveau de communication entre les enseignants chercheurs au Maroc. Il s’explique par l’inexistence d’une communauté scientifique, d’institutions nationales de rencontre, d’instances nationales d’évaluation autonomes et reconnues par les pairs.

Mais cela s’explique aussi par le désintérêt pour l’université de l’écrasante majorité du corps professoral et de sa défection à laquelle j’ai consacré plusieurs questions de l’enquête quantitative. A ce sujet, permettez-moi de rappeler quelques faits. Le niveau d’insatisfaction des enseignants est si élevé qu’il touche 75% du corps. Leur loyauté à l’égard de l’institution universitaire à laquelle ils appartiennent est des plus incertaines. Leur souhait de quitter l’enseignement supérieur, et la recherche à l’occasion, est anormalement intense ; leur avis relatif au départ volontaire à la retraite qui a été proposé par l’administration est si positif qu’ils formulent des vœux pour qu’on leur offre une fois encore cette option ; la profession que l’enseignant conseille à son enfant écarte toute référence au métier d’enseignant. Ces réponses alarmantes ne laissent aucun doute sur le profond malaise des universitaires.

La situation des universitaires marocains correspond de façon presque caricaturale au modèle théorique qu’a développé Albert Hirschman pour les organisations. Selon cette théorie, face à des problèmes que l’institution est incapable de résoudre, les sociétaires sont condamnés soit à la prise de parole ou à la protestation, soit à la défection.

Il n’est guère étonnant qu’une telle situation retentisse sur la production scientifique et intellectuelle de l’université marocaine. Cette dernière est à proprement parler en crise. Je voudrais rappeler que plus de 55% du corps professoral n’ont jamais publié une seule ligne de leur vie. La répartition des 45% restants est schématisée de la façon suivante :

7/ L’étude détaillée du corpus, qui comprend la totalité de la production scientifique marocaine de 1960 à 2006, autorise de nombreuses propositions. Je me limiterai ici à mentionner deux points qui me semblent essentiels.

En premier lieu, cette étude bibliométrique confirme la théorie des trois marchés selon laquelle la production intellectuelle en sciences humaines et sociales est soumise à l’arbitrage de ses divers publics, qui sont au nombre de trois: la communauté scientifique, les groupes sociaux institutionnalisés ou non (bureaucratie d’État, partis, syndicats, patronat etc.) et l’opinion au sens large. Les enseignants chercheurs en sciences humaines et sociales sont sensibles à la structure et à la fragmentation des marchés auxquels ils s’adressent. Ils sont plus ou moins informés de la nature et de la structure de la demande émise par ces marchés.

 En l’absence d’une communauté scientifique forte qui compose le premier marché, les chercheurs en sciences humaines et sociales s’orientent vers le deuxième marché, que j’ai qualifié de séculier, pour recevoir gratifications matérielles et symboliques. Les rares enseignants marocains qui produisent accordent plus d’importance au deuxième marché qu’au premier, composé des pairs, dans la mesure où leur carrière ne dépend pratiquement ni du volume ni de la qualité de leur production, et qu’ils espèrent tirer profit de leur visibilité dans les organes de médiation du deuxième marché.

L’une des conséquences de ce phénomène est la mort annoncée de la communauté scientifique embryonnaire. Si les enseignants et surtout les pouvoirs publics ne se ressaisissent pas, s’ils n’investissent pas les ressources nécessaires pour sauver d’abord, stimuler ensuite, la production scientifique et redonner le lustre à l’université, c’en est fini d’elle.

Sur la base des données du corpus, j’ai conduit une étude comparée entre la production des enseignants et celle des non-enseignants. Une telle comparaison est inédite. Elle montre que, contrairement à toute attente, ce sont les mêmes mécanismes de marché qui sont à l’œuvre dans l’une comme dans l’autre production. On comprend pourquoi l’offre de publication des enseignants et celle des non-enseignants sont similaires.

En deuxième lieu, je pense avoir identifié certains effets positifs et surtout négatifs des politiques publiques sur la production intellectuelle en particulier et l’université en général. On ne peut dédouaner les enseignants ; on doit leur imputer en partie la crise de la production actuelle, puisque la majorité d’entre eux n’ont jamais publié une seule ligne. Mais c’est en grande partie l’État qui est responsable de la situation anomique de la production scientifique au Maroc.

Lorsque l’État se donne pour objectif une université vivante, lorsqu’il cherche à stimuler la recherche, il y parvient. La meilleure preuve est  l’apparition du premier point d’inflexion de la courbe de production des enseignants, qui date du milieu des années soixante-dix.  Cette date correspond très exactement à un changement de l’offre de places dans l’université marocaine et les grandes écoles.

Lorsque, en revanche, l’État se désintéresse de l’institution universitaire au point qu’il s’aliène les meilleurs éléments, les plus productifs, on voit apparaître le deuxième point d’inflexion, c’est-à-dire un retournement de tendance en 2005. Or cette date correspond bien à l’instauration de la politique de départ volontaire à la retraite.

L’absence notoire de mécanisme de renforcement de la production, s’explique par le fait que l’État marocain n’investit pas de ressources financières pour stimuler la recherche en sciences sociales et humaines d’une part, et d’autre part, par le fait que la promotion au sein de l’université marocaine ne dépend guère des publications.

Dans un ouvrage récent, The Rise of the Creative Class, Richard Florida développe l’idée selon laquelle le XXIe siècle sera celui d’une société et d’une économie fondées sur le savoir et portées par une nouvelle classe douée d’un style de vie et d’un ethos inédits. Si, rappelle-t-il, dans les sociétés féodales, l’aristocratie dérivait son pouvoir et son identité du contrôle héréditaire de la terre, si la bourgeoise les fondait sur l’appropriation des moyens de production et de commerce, la nouvelle classe les fait reposer sur l’invention et la capacité à constamment créer. Il montre qu’aux Etats-Unis d’Amérique, plus du tiers de la population active appartient à ce qu’il appelle la classe créative et estime que de nombreux pays prennent le même chemin. Le Maroc a-t-il des chances de partager ce destin ?