Cyberactivisme au Maghreb

Cyberactivisme au Maghreb

Notre intérêt pour les protestations publiques au Maghreb est né d’un étonnement. Les médias et de nombreux commentateurs ont mis l’accent sur le rôle que les cyberactivistes1 ont joué dans le lancement et l’organisation des mobilisations populaires dans le « monde arabe ».

Nous étions en présence, nous disait-on, d’une nouvelle figure, celle du héros arabe ouvrant l’ère de nouvelles formes révolutionnaires grâce à l’utilisation  stratégique des technologies de communication. La conquête de la liberté d’expression, de l’État de droit, du respect de la vie humaine, étaient désormais appelés à passer par Internet, indépendamment des partis, des syndicats, et de toute forme associative. Les médias occidentaux ont été nombreux à proclamer la bonne nouvelle : les peuples opprimés n’étaient plus impuissants ; Internet avait restauré la performativité de leurs protestations. En revanche, les commentateurs enthousiastes n’ont pas pris le temps de vérifier si ces dispositifs électroniques avaient partout les mêmes effets et donc si l’avènement des technologies avait véritablement levé les pesanteurs historiques, sociales et politiques. Telle est précisément la question qu’entend soulever notre enquête, menée au plus proche des pratiques des cyberactivistes. Il en ressort que, si des invariants existent entre le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, on distingue aussi des variations significatives, non seulement dans les usages sociaux des dispositifs communicationnels mais aussi entre les cadres nationaux qui conditionnent les pratiques militantes.

Variété des pratiques et différences des enjeux

Le Maroc : un cyberactivisme de coordination

Depuis la chute de Ben Ali en Tunisie, les protestations publiques ont changé de nature au Maroc. Au-delà d’une demande d’aménagement des institutions existantes, elles s’ouvrent désormais sur l’exigence d’un transfert de souveraineté du Roi au peuple. Le problème des protestataires est principalement le suivant : quel type de critique estil possible d’adresser à la légitimité du Roi sans apparaître comme un traître à la patrie ?

Ils sont en effet suspectés de fomenter des divisions (la fitna) porteuses d’une menace pour l’unité nationale.

 Depuis 2007, les protagonistes des protestations publiques se servent activement des technologies de communication pour leurs activités de  dénonciation, de mobilisation et de coordination2. Dans un pays marqué par un taux d’analphabétisme de plus de 40%, les cyberactivistes se recrutent exclusivement parmi des jeunes scolarisés issus des classes moyennes

urbaines3. Les figures centrales du mouvement sont marquées par un fort tropisme libéral, associé à une formation dans le domaine de l’information, de la communication et du marketing.

L’histoire de leurs mobilisations fait apparaître d’importantes évolutions. Au moment où il n’était pas envisageable d’organiser des manifestations de rue, les plates-formes électroniques constituaient une scène privilégiée pour exprimer des plaintes et des mécontentements.

C’est d’ailleurs par leur intermédiaire qu’ont été lancés les appels à sortir, le 20 février 2011, dans les rues marocaines. Suite au succès de ce premier rassemblement, les manifestations se sont succédé à un rythme hebdomadaire et se sont étendues à une centaine de villes à travers le pays. Dès lors, le Mouvement du 20 février s’est servi des technologies de communication pour coordonner les protestations et pour en faire apparaître l’ampleur nationale. Parallèlement, les promoteurs d’un journalisme citoyen ont investi les plates-formes sur Internet pour dénoncer des situations de corruption ou de violences policières. Ces usages ont fait l’objet de tentatives de codification, spécifiant les conditions auxquelles une vidéo, une photographie ou une prise de son peuvent valoir comme preuve.

La Tunisie : un cyberactivisme longtemps malmené puis dépassé par la politique

Depuis la chute de Ben Ali, le 14 janvier 2011, les discours politiques, médiatiques et scientifiques s’accordent pour souligner le rôle de Facebook en Tunisie. Dans ce pays privé d’opposition politique et de médias critiques, les réseaux sociaux ont longtemps constitué le seul espace dans lequel il était possible de dénoncer le régime et les exactions de son système policier. L’alphabétisation de la population et la diffusion des technologies informatiques expliquent leur usage intensif sur l’ensemble du territoire national. Le cyberactivisme tunisien est apparu en 2001, avec la fondation du magazine d’opposition Tunezine par Zouhair Yahyaoui4. Emprisonnée

en 2009, la blogueuse « FatmaArabica » (alias Fatma Riahi) a été libérée suite à une mobilisation nationale et internationale. Depuis cette époque, les cyberactivistes ont protesté contre la censure, appelant même à manifester au printemps 2010. En décembre 2010, les images des tirs de la police contre les jeunes désoeuvrés qui manifestaient leur colère dans les villes déshéritées de l’intérieur du pays ont largement été diffusées sur Facebook. Face à ces images, les habitants des villes prospères de la région côtière se sont sentis concernés par le sort de leurs concitoyens de l’intérieur du pays, ce qui a contribué à les « pousser » dans les rues.

Le 14 janvier 2011 a marqué un profond tournant pour le monde des réseaux sociaux tunisiens.

Le départ de Ben Ali a marqué le passage à une phase plus politique. Dans cette nouvelle configuration, la spontanéité « anarchique » de l’indignation face au régime ne suffit plus pour se faire entendre. Seuls les acteurs collectifs organisés et coordonnés collectivement sont à même d’infléchir les destinées du pays. Ce qui exige de nouvelles formes d’investissements dans lesquelles le cyberactivisme est appelé à jouer un rôle secondaire. Tout se passe comme si les réseaux sociaux avaient rempli leur mission historique et changé de nature.

Ils sont désormais devenus un champ de bataille dans lequel le travail « d’information citoyenne » est parasité par les fausses informations, les rumeurs, les injures et les calomnies. À tel point que les cyberactivistes ont, selon leurs propres termes, « perdu leur terrain de jeu ».

L’Algérie : le cyberactivisme confiné au journalisme citoyen

Au Maghreb, l’Algérie se caractérise par un taux de pénétration extrêmement faible et tardif des technologies informatiques. Seule une infime partie de la population est exercée à leur utilisation et a accès à des réseaux performants de communication.

En conséquence, les animateurs des protestations publiques considèrent le cyberactivisme comme un aspect secondaire d’une action dont l’essentiel se joue ailleurs, sur le « terrain », marqué par d’innombrables émeutes, manifestations sporadiques, sit-in, affrontements violents avec la police, etc. Dans ces conditions, seules quelques expériences de « journalisme citoyen », consistant à montrer les difficultés vécues par la population algérienne et à relayer leurs revendications pour des conditions de vie digne se sont développées, et ont suscité un réel engouement public.

Traits communs et contraintes communes

Ces profondes différences nationales ne devraient pas occulter quelques invariants. Dans les trois pays du Maghreb, les cyberactivistes ont impulsé un « journalisme citoyen ». Ils ont commencé par documenter les conditions de vie indignes (hogra) auxquelles sont réduits des pans entiers de la population. Dans les trois pays, les initiateurs de ces projets sont en butte avec des autorités qui ne garantissent ni l’indépendance des médias, ni le droit et l’accèsà l’information, ni la liberté d’opinion et d’expression. Les cyberactivistes marocains et algériens sont confrontés à un encadrement policier qui prend parfois la forme d’une véritable répression. En Tunisie, après avoir été durement réprimés sous l’ancien régime, les cyberactivistes bénéficient d’une relative liberté. Cependant, dans la situation transitoire actuelle, le statut légal de leurs activités demeure incertain et ils sont désormais pris dans des confrontations politiques qui n’ont fait que s’envenimer depuis les élections de la constituante du 23 octobre 2011. Les discours qui attribuent un pouvoir causal aux technologies de communication occultent les relations de dépendance réciproque que les médias entretiennent

avec le développement des événements dont ils rendent compte. Ainsi, si les réseaux sociaux sur Internet ont contribué au développement des protestations publiques, il est également indéniable que c’est le développement de ces dernières qui a rendu possible l’utilisation extensive des réseaux sociaux. Les

protestations publiques qui se développent actuellement dans les pays arabes

constituent un excellent terrain d’expérimentation et  de recherche pour étudier les relations de dépendance réciproque qui se nouent entre l’organisation routinière du monde vécu, la mise en intrigue des enjeux politiques, la formation et le partage d’émotions, ainsi que l’organisation de mobilisations pour changer l’ordre des choses.

 

1. Nous prenons la notion de cyberactivisme au sens politique, c’està-dire un activisme prenant appui sur les

moyens offerts par Internet contre toute forme d’autoritarisme étatique et toute atteinte aux libertés publiques.

2. C ette année-là, un jeune internaute a été condamné à trois ans de prison pour avoir usurpé l’identité du Prince Moulay Rachid (le « Prince rouge ») sur sa photo de profil Facebook. Cela a suscité une mobilisation qui a abouti à sa libération. Nombreux sont les cyberactivistes marocains qui mentionnent cet événement pour situer leur prise de conscience du potentiel de mobilisation recelé par les réseaux sociaux sur Internet.

3. O n se reportera à ce sujet à Driss Ksikes, et Adib Bensalem, Profils des utilisateurs de réseaux sociaux au Maroc, Centre de recherche de HEM, étude en ligne, mars 2012.

4. L es cyberactivistes tunisiens le considèrent comme le premier « martyr cyberactiviste » de Tunisie. Ses publications lui ont valu d’être condamné à une peine de deux ans de prison. Torturé, il a entrepris une grève

de la faim pour protester contre sa détention. Des pressions internationales ont permis sa libération conditionnelle le 18 novembre 2003. Il est décédé d’une crise cardiaque, le 13 mars 2005 à l’âge de 37 ans.