Changements dans le leadership local

Changements dans le leadership local

Au début des années quatre-vingt-dix, j’ai été amené avec deux collègues anthropologues2 Ã  entreprendre une enquête sur « l’aptitude des éleveurs de l’Oriental à l’innovation3 Â» pour le compte d’un organisme de développement qui envisageait le financement d’un projet d’aménagement des parcours et d’organisation des éleveurs en coopératives. Ce fut le début d’une longue fréquentation qui a duré plus de vingt ans. Je retiens de ces moments deux rencontres qui m’ont envoyé des signaux contradictoires sur la notabilité comme statut. Un entretien avec un notable de la tribu des beni Mthahar qu’on a fini, lors de nos séances de restitution du soir, par appeler « Le déchu Â» tellement sa situation nous avait ému. Il ne gardait de son statut de grand de la tribu (kébir lqbila) que le cheval qu’il entretenait à grand frais et son insistance pour nous garder à manger chaque fois qu’on le voyait. Quand il prenait la parole en public, les gens commençaient par l’écouter dans une indifférence polie puis se détournaient de lui comme pour souligner leur exaspération face à ses radotages. Le second eut lieu en 2005, lors d’une réception organisée par la Fédération des coopératives des Beniguil. Un grand éleveur, qui venait d’engager un traiteur pour prendre en charge la réception qu’il a organisée à notre intention, s’excusait à peine de ne pas nous recevoir dans son campement, nous expliquant que pour les besoins de la transparence comptable que le projet de développement venait de leur inculquer, un traiteur avec une facture valait le sacrifice de l’honneur et la réputation de générosité de la tribu.

En l’espace de deux décennies, la figure comme l’ethos du notable ont complètement changé. Ce sont ces mécanismes de changement qui nous ont poussés à aller plus loin pour déconstruire les ressorts de la notabilité dans ces provinces, notamment dans la communauté des éleveurs en inscrivant ce travail dans une problématique plus large de la fabrique du leadership.

Les structures d’opportunité

Dans le cadre de ce travail, la configuration complexe, ou ce qu’on appelle dans les théories de l’action collective la structure d’opportunité, renvoie au système de relations existantes dans le contexte particulier du pays (le Maroc) ou d’un territoire donné (la région de l’Oriental ou le Haut Atlas). En plus des qualités propres des leaders potentiels : standing social, engagement, ambition, diplôme, généalogie, charisme, il faut tenir compte de l’espace d’émergence du leadership qui est un combiné complexe de variables quantitative et qualitative : il faut ainsi tenir compte du type de ressources rares à mobiliser, du niveau d’institutionnalisation, du systèmedu type de coalition possible, de la mobilité dans l’espace et la disponibilité de la ressource temps4.

Dans le cas particulier du monde rural, les variables qui structurent l’espace de compétition entre leaders potentiels sont nombreuses. Nous allons nous contenter d’en mentionner deux qui nous semblent les plus importantes. En premier lieu, le contexte naturel caractérisé par la rareté et la prédominance de l’aléa dans la gestion du risque dû à la dégradation des ressources. Et en second lieu, les comportements de l’État à travers ses politiques publiques nationales et régionales.

Il est clair que la création de nouvelles communes dans le cadre du nouveau découpage administratif de 1992, le phénomène d’urbanisation, l’élargissement de l’assiette démographique de l’élite, la libéralisation du système politique ont abouti à une complexification du jeu politique et à une démultiplication des filières de production de celles-ci. L’élément de décentralisation intervient ainsi comme un constituant important d’une nouvelle structure d’opportunité pour un leadership concurrent. L’amorce du processus de réforme a débuté au tout début des années quatre-vingt-dix et a permis, après la succession, l’émergence de nouvelles structures de régulation (CCDH, CNDH, HACA…) alimentée en grande partie par les acteurs de la société civile qui ont largement transformé les trajectoires d’accès au leadership.

La présence des associations sur le terrain a créé une nouvelle structure d’opportunité pour l’émergence d’un nouvel leadership sur la base d’un système de valeurs lié à l’engagement, à l’autonomie envers l’État et à l’efficacité des actions. La revue de ces changements dans les structures d’opportunité ne doit pas se lire comme une succession diachronique de séquences, l’une se substituant à l’autre. Chaque nouvelle donnée transforme la structure sans éliminer l’ancienne. Le système fonctionne par intégration progressive en essayant de gérer les tensions entre les différentes variables par adaptation.

Il y a une relation très forte, mais pas au point de parler de corrélation, entre la structure d’opportunité qu’ouvre une configuration politique donnée et l’émergence d’un type particulier de leadership. Dans les terrains sur lesquels on dispose d’information empirique précise : cas de l’Oriental et du Haut Atlas marocain (Commune d’Ouneine), on est en présence de plusieurs types de leadership en compétition dans des configurations caractérisées par une tension forte entre les valeurs, les ressources mobilisables et le type d’action collective. Trois types de leaders cohabitent sur les mêmes espaces avec des ressources et des styles très différents : le notable traditionnel, le notable entrepreneur ou fonctionnaire et le leader de la société civile.

Le notable traditionnel

Il apparaît dans une configuration d’homogénéité ethnique avec prédominance d’un élevage extensif où le parcours et la forêt jouent un rôle important dans l’accès aux ressources. En même temps, l’aléa se gère par la mobilité, la connaissance fine des terroirs et l’occupation des meilleurs pâturages ou les meilleures sources d’eau, ce qui nécessite une information précise sur la situation et la qualité de ceux-ci. Dans cette configuration d’autorégulation ou de régulation par la force et de faible institutionnalisation, l’État est souvent en retrait sans responsabilité précise sur la durabilité des ressources. Il peut se contenter d’une fonction d’arbitrage ou de consécration d’un leadership existant. Cette situation courante par le passé l’est moins maintenant. Le changement de politique faisant une plus grande place au développement participatif a un peu perturbé la configuration ancienne et transformé légèrement le type de ressource mobilisable pour accéder au leadership. Le changement de configuration consécutif à l’ouverture politique et une demande de participation qui privilégie la réunion délibérante nécessitant un minimum de savoir parler au détriment de la décision autoritaire ont constitué une mise à l’épreuve difficile qui a obligé le notable traditionnel, soit à développer d’autres compétences, notamment tribuniciennes, soit  à passer le relais à des parents mieux préparés à ces nouvelles exigences5.

Le notable traditionnel valorise l’ethnicité, sa légitimité est construite sur des valeurs locales. Il n’a pas de problème de représentation, il peut exprimer parfaitement les besoins de la collectivité mais pas les planifier à long terme. L’arbitrage, entre ses propres intérêts et ceux des siens, renvoie à une conception particulière de l’équité. Il se doit d’être généreux, de penser aux autres tout en pensant à sa personne. Dans certains cas, il est seulement un primus inter pares dilué dans le groupe. Il n’a souvent pas de problèmes avec les autorités locales. Il n’est pas gêné si celles-ci se substituent à lui pour gérer les affaires courantes de la commune ou de la coopérative. Sa grande faiblesse, c’est le manque d’instruction, de vision à long terme et surtout l’absence d’une équipe. Il a tendance à se méfier des gens instruits, même quand il s’agit de ses proches à moins qu’ils occupent des postes de responsabilité dans la fonction publique (autorité et justice). Pour pallier au déclin inéluctable et s’adapter aux nouveaux besoins, le leadership notabilaire est relayé dans le clan par un autre type de notables. Le nouveau leader est un avocat ou cadre supérieur installé à Rabat ou dans le chef-lieu de la région, capable de servir de relais dans ce qui est devenu le nouveau centre de gravité du groupe devenu de plus en plus extraverti et développant des besoins qui le mènent au chef-lieu de la région : tribunaux, scolarisation des enfants à l’université, hôpital des spécialités. Résident de commune ou parlementaire absentéiste, il offre des compétences d’intermédiation et des dons de plaidoyers et se positionne comme capteur de ressources.

Le notable entrepreneur ou fonctionnaire

La crise de l’entité tribale a entraîné la mise en panne des niveaux supérieurs d’organisation comme la confédération tribale ou la grande tribu. Désormais, c’est la fraction ou le douar qui constitue le groupe de référence. La proximité et le développement des petits centres en expansion ont généré d’autres activités et d’autres sources de richesse. La richesse et le prestige ne se réduisent plus à la taille du troupeau ou au nombre d’heures par tour d’irrigation. Les opportunités d’émigration, l’ouverture de la fonction publique communale aux locaux et la valorisation de l’école ont totalement changé les conditions prédisposant au leadership. Au niveau du pays, ce type de leaders a eu son heure de gloire à partir des élections de 1983 avec la création de nouveaux partis comme le Rassemblement des indépendants et plus tard l’Union constitutionnel qui sont venus encadrer une nouvelle élite politique où cohabitaient le technocrate, l’entrepreneur enrichi par la marocanisation et celui qui a profité des largesses d’une économie administrée, des politiques de compensation et du régime des quotas.

La configuration décrite ci-dessus est une configuration ouverte. La culture traditionnelle y est encore forte bien que l’ouverture par le marché et l’État à de nouvelles opportunités crée une compétition entre plusieurs filières d’accès au leadership et accentue la fréquence des conflits sur les ressources. Une autre caractéristique de cette configuration est l’instabilité des positions et la fréquence des conflits. Ceux-ci ne sont plus gérés uniquement par l’arbitrage et l’intercession à cause des judiciarisassions des recours. La complexification de la structure d’opportunité oblige à recourir à des systèmes de patronage en dehors du cercle restreint du groupe. Le leader local se doit d’avoir des protections au niveau du centre ou du chef-lieu de la région. Il doit avoir des appuis et des protections au niveau du chef-lieu de région, voire au niveau de Rabat. La restauration de la deuxième Chambre et son élection par le moyen du suffrage indirecte (Chambre d’agriculture, Communes rurales) a ouvert de nouvelles opportunités aux grands électeurs pour se créer de nouvelles généalogies politiques qui opèrent en dehors du champ d’influence local.

Ce type de leader doit être capable de régler les conflits en interne mais aussi de mobiliser des soutiens au niveau de la justice ;  il doit être aussi capable de faire le déplacement en dehors de sa zone d’influence pour inciter ses patrons protecteurs à intervenir pour ses clients. Une expérience même courte d’émigration à l’étranger ou même indirecte (présence de proches parents à l’étranger, notamment le fils) est un important atout. Elle permet de mobiliser les réseaux d’émigration, d’être au courant et de développer son influence par la maîtrise de l’information6 sur cette ressource stratégique. 

Plusieurs types de leadership sont appelés à émerger dans cette configuration. En plus du leader entrepreneur (cas d’un non-autochtone à Tendrara), on peut retrouver le leader comparse (leader commis par le groupe disposant d’une ressource valorisée par l’environnement mais non importante pour le groupe) ou le leader héréditaire qui maîtrise une des compétences requises par l’environnement (ressources en temps, alphabétisation…).

Le leader entrepreneur ou comparse est moins autoritaire que le leader traditionnel. Il met en avant des valeurs moins ethnicisées et prêche l’efficacité. Le rapport à la tradition est assez souple, il ne cherche pas à moderniser à tout prix. Sa loyauté envers le groupe, même quand il s’agit d’un étranger apparenté, est totale. Au niveau des relations avec les partisans, c’est la consultation qui prévaut ; parfois, le leader, notamment comparse, se contente d’être le porte-parole d’un groupe, voire d’un patron qui ne réside pas sur place.

Ce leader peut s’appuyer sur la collectivité qu’il consulte dans le cadre d’un minimum de formalisme. Souvent une expérience politique dans d’autres organisations lui permet d’investir un savoir-faire stratégique dans les domaines de la mobilisation et de la gestion.

Ce type de leader promeut ce qu’on peut appeler un leadership de représentation basé sur l’idée que le leader incarne les intérêts de la collectivité. Souvent, il essaye de ne pas être partie prenante des enjeux sur les ressources rares dans la mesure où il mobilise des moyens en dehors de la collectivité (fonctionnaire, ex-émigrés, commerçant, entreprise).

Sa position au sein de la collectivité est mobilisée pour acquérir d’autres positions en dehors du groupe au niveau provincial et régional. Ces positions consolident son statut professionnel et lui donnent des possibilités de mobilité au sein du groupe élargie (ville ou région).

Le leader de la société civile

L’ouverture politique qu’a connue le Maroc depuis 1996 a créé les conditions d’une nouvelle configuration politique plus ouverte. Le lexique qui encadre l’action des pouvoirs publics a muté pour prendre en charge des concepts comme la société civile, le développement durable, la participation des populations. La mobilisation de nouvelles ressources pour le développement en dehors du monopole exercé par l’État ainsi que les critères de performance imposés par les partenaires internationaux ont privilégié de nouvelles compétences centrées sur la consultation, la délibération, la persuasion et le plaidoyer. La demande de ces nouvelles ressources a largement contribué à transformer les conditions d’accès au leadership.

Ainsi, les associations et les ONG en général qui se sont imposées ces dernières années comme des acteurs importants du développement constituent le vivier principal où émerge ce nouveau leader encore minoritaire, mais qui prend de l’importance au fur et à mesure que de nouveaux critères de gouvernance s’imposent. Le leader militant associatif est souvent porté par un sens aigu de l’intérêt général. Ceci ne veut pas dire que les opportunistes sont absents, dans la mesure où la carrière associative permet des raccourcis, évite de se confronter aux arbitrages des partis politiques ou des groupes ethniques, et surtout, permet de se constituer des réseaux au niveau des quartiers. Souvent, le militant associatif a bénéficié d’une formation supérieure ; il a suivi des stages en montage et gestion des projets.

Du point de vue discursif, le militant associatif développe un bon discours sur le développement participatif et durable, a les moyens intellectuels pour monter des projets, concevoir un plan de développement, mobiliser sur des actions de proximité, utiliser les nouvelles technologies, mais il manque de capacité communicative avec le monde politique traditionnel pour lequel il ne nourrit que mépris. Le leadership associatif s’appuie sur des connaissances procédurières, des relais militants, un savoir-faire technique (risques écologiques, conception et formulation des projets). Quand ce leadership rentre en concurrence avec le traditionnel, sa réussite dépend de la structure d’opportunité offerte.

 

1.     Une version complète de ce travail a été publiée  sous le titre : « Leaders et Leadership, Configurations complexes, Ressources politiques et influence potentielle des leaders dans le cas de l’Oriental Â», in Développement rural, Environnement et Enjeux territoriaux, sous la direction de Bonte (Pierre), Elloumi (Mourad), Guillaume (Houzel), Mahdi (Mohammed), Tunis, CERES, 2009.

2.     Hassan Rachik et Abdellah Hammoudi.

3.     L’Oriental au sens de ce papier est la région située au sud d’Oujda regroupant des parties des provinces de Jerada, Taourirt, et Figuig. Elle est considérée comme une zone écologiquement et sociologiquement fragile, frontalière, et elle est aussi parmi les plus pauvres du Royaume.

4.     Robert Dahl, Qui gouverne ?, p.330.

5.     Cette exigence nouvelle a été formalisée lors de la réforme de la charte communale de 1976 (survenue  en 2002) qui conditionne l’accès à la présidence de la Commune par la fourniture d’un certificat de scolarité attestant que le prétendant sait lire et écrire.

6.     La maîtrise de l’information doit aussi toucher des domaines comme les circuits d’approvisionnement en orge subventionnée, la médication, les services techniques, les autorités locales et provinciales, les circuits judiciaires.