Le journalisme et le règne de l’insignifiance

Le dernier roman de l’écrivain octogénaire, Milan Kundera, La fête de l’insignifiance (Ed. Gallimard, 2014), est un événement littéraire parce qu’il dépeint avec légèreté et sarcasme la subjectivité d’une époque. L’air du temps qu’il met à nu avec maestria se base sur la fatuité, le banal et l’anodin comme passe-temps favoris, face à l’effondrement des utopies. Sans jamais évoquer les media sociaux, ses personnages réels, même trop réels, papillonnent d’une sensation à un jeu, d’un mensonge à un artifice, comme s’ils devaient combattre l’ennui et ne pas voir le mur mortifère en face.

Ce règne de l’insignifiance, le journalisme est l’un des rares métiers au monde à en porter les stigmates et les travers, en flux tendu. En effet, si les gens ont besoin d’être distraits constamment, d’avoir des historiettes à se mettre sous la dent ou des banalités à partager, les médias sont censés être leurs uniques pourvoyeurs. Pris dans ce tourbillon, ces vénérables institutions se trouvent confrontées à deux grandes questions, plutôt inquiétantes et difficilement solubles dans l’immédiat.

La première concerne le statut à accorder à des journalistes seniors, sérieux enquêteurs, reporters et analystes rompus à l’exercice, qui peuvent mettre à mal un gouvernement par la pertinence de leur travail et la crédibilité de leur signature. Or, la montée vertigineuse de la surabondance informationnelle, et de toutes les petites mains qui fourmillent, rend la qualité de leur apport plus coûteuse et donc négociable. Plus inquiétant encore, leur course effrénée derrière le sens et la vérité de faits ayant une incidence sur la vie publique, les fait passer, face au règne de la peoplisation, de l’apparat et des affaires privées, pour des acteurs d’un autre temps.

Nous assistons à cet effet à deux tendances. Soit, ces seniors se sentent à l’étroit, faute de temps, de moyens ou de considération, et négocient un départ précipité pour se convertir à de super journalistes en ligne. Cela s’est passé dans toutes les grandes rédactions (Le Monde, The Guardian, pour ne citer que ces deux-là). Soit, ils sont mis à mal et poussés à la sortie, parce que, politiquement et économiquement, leurs supports ne peuvent plus supporter leur permanente impertinence. C’est un peu sous ce chapitre que rentre le cas du journaliste espagnol Ignacio Cembrero qui vient de démissionner de son journal surendetté, El Pais, après avoir été évincé du desk Maghreb, au surlendemain de son blog sur la vidéo d’Aqmi et l’affaire Lakome au Maroc.

L’autre question épineuse qui découle de tout cela a trait à la méfiance que suscite le journalisme mainstream auprès des tenants de la culture participative. Au fond, la tendance est à l’abolition des médiations, et donc des hommes et femmes de media comme filtres et interface. Cela prend également deux orientations. D’un côté, la montée en puissance des whistle blowers (lanceurs d’alerte, comme Edward Snowden) qui s’affichent de plus en plus et dont la protection devient une affaire mondiale, révèlent à quel point une conscience citoyenne s’élève contre l’insignifiance des medias existants et prône une vigilance accrue des sources. D’un autre côté, la multiplication des mécanismes qui sondent les avis de lecteurs pour écrire sur mesure, nous alerte sur le danger de marketisation du journalisme et le risque que cela comporte, que l’essentiel ne soit plus la vérité cachée à la plupart mais le désir dominant de quelques-uns.

Le danger est que, pris dans le tourbillon de l’insignifiance, du présentisme et de l’impossible utopie de changement, les journaux deviennent des gadgets pour tuer l’ennui, non des outils pour autoriser l’action. C’est ce qu’ils sont un peu, déjà.

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